Après qu’Alain Juppé se fut prononcé en avril, au nom de l’UMP, contre une adhésion de la Turquie à l’Union européenne, Jacques Chirac a annoncé, le 1er octobre, à Strasbourg, que les Français seraient consultés par référendum, le moment venu, sur une telle adhésion. Un amendement constitutionnel doit être introduit pour obliger à l’avenir à organiser une consultation pour tout nouvel élargissement.
Assumant les réticences de son parti, M. Juppé avait annoncé le revirement de l’UMP au début de la campagne des élections européennes de juin, indiquant avoir changé d’avis lui-même quant à la vocation européenne de la Turquie. Comme l’Union chrétienne-démocrate allemande, la principale formation de la majorité défend désormais un « partenariat privilégié » avec la Turquie.
Le président de la République reste personnellement favorable à l’intégration de ce pays et se dit convaincu qu’elle se fera. Il l’a redit à Strasbourg. Mais l’idée de faire inscrire dans la Constitution française le principe de l’approbation par référendum des futurs élargissements de l’Union n’en est pas moins une reculade par rapport à la position qui était jusque-là celle de M. Chirac. Il répétait depuis plusieurs années que seuls permettraient de statuer sur la candidature turque les critères définis en 1993 par l’Union pour tous les pays candidats et aucun autre - ni géographique, ni historique, ni religieux. Une évaluation technique en quelque sorte, qui ne rouvrirait pas le débat de fond sur l’appartenance de la Turquie à l’Europe, lequel selon lui était clos.
Le général De Gaulle est à l’origine de la promesse faite par l’Europe à Ankara en 1963. L’accord d’association conclu alors stipulait que l’objectif était l’adhésion ; c’est cette promesse qui fait de la Turquie un cas particulier parmi tous les voisins de l’Union potentiellement désireux d’y entrer. De longues vicissitudes ponctuées de coups d’Etat épargnèrent ensuite pendant plusieurs décennies à l’Europe d’avoir à se poser la question turque. Une fois rétabli un régime civil à Ankara, François Mitterrand avait relancé les relations bilatérales et levé les ambiguïtés : « la Turquie relève de l’espace européen », « l’Europe ne saurait être limitée par des conceptions géographiques ou par des préjugés culturels », avait-il déclaré lors d’une visite à Ankara en 1992.
Mais c’est Alain Juppé puis Jacques Chirac qui, quelques années plus tard, ont transformé cette philosophie en un axe de l’action diplomatique de la France et sont devenus les principaux avocats de la cause turque en Europe. M. Juppé lorsqu’il était ministre des affaires étrangères du gouvernement Balladur, fut l’artisan du traité d’union douanière signé début 1995 entre l’Europe et la Turquie, qu’il imposa contre la Grèce, contre une partie des députés européens et des socialistes français. La cause était difficile. La Turquie n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Elle mobilisait contre elle les militants des droits de l’homme ; son nationalisme se heurtait encore au nationalisme d’Athènes.
Mais M. Juppé croyait en la dynamique qui pouvait naître en Turquie d’un rapprochement avec l’Europe, il faisait valoir l’intérêt stratégique majeur qu’il aurait pour la communauté européenne.
En décembre 1997, au sommet de Luxembourg, les Quinze de l’époque ouvrent la porte aux pays de l’Est et opposent une fin de non-recevoir à la candidature turque. Jacques Chirac est ce jour-là parmi ceux qui, contre tous les usages européens, regrettent publiquement cette décision, à peine le sommet achevé.
Deux ans plus tard, alors que la Turquie frappe de nouveau à la porte, le président charge le socialiste Pierre Moscovici, ministre aux affaires européennes, d’aller expliquer à Athènes la position qu’il s’apprête à défendre au sommet d’Helsinki et qu’il va imposer. Le 13 décembre 1999, le Conseil européen reconnaît que « la Turquie est un Etat candidat qui a vocation à rejoindre l’Union européenne sur la base des mêmes critères que ceux qui s’appliquent aux autres candidats ». Tout débat sur la légitimité de ce pays à vouloir intégrer l’Union est ce jour-là bel et bien clos.
A la veille des élections européennes de juin dernier, la peur s’empare de l’UMP, comme si soudain le fait de prôner le rapprochement avec un pays musulman devait conduire au désastre électoral. Il ne s’est pas trouvé à l’UMP une voix qui eût donné de la chair à la ligne établie depuis toujours par les gouvernants successifs, de tous bords politiques ; qui eût pris la défense de la Turquie, de ses vieilles parentés avec la France laïque, de la révolution qu’elle connaît aujourd’hui ; pas une voix suffisamment forte en tout cas pour désarmer les craintes agitées par les adversaires de l’adhésion turque.
Les stratèges du parti majoritaire craignaient avant les européennes que l’entrée de la Turquie dans l’Union offre un thème en or aux souverainistes, mais aussi à l’UDF de François Bayrou, qui estime qu’une adhésion turque empêchera le développement du projet politique européen. Aujourd’hui, la majorité redoute surtout que le cas turc ne rende plus difficile l’adoption de la Constitution européenne lors du référendum prévu fin 2005. C’est à cette crainte que vient de faire droit à son tour Jacques Chirac.