Par expérience personnelle, je sais combien il est douloureux d’entendre dénier la réalité d’un génocide qui a englouti vos proches les plus chers. Je comprends donc la passion qui anime la communauté arménienne pour que soit reconnu par la communauté internationale, et surtout la Turquie, le génocide arménien de 1915. Et cependant, quelle que soit la sympathie que l’on puisse éprouver pour cette cause, elle ne saurait conduire à approuver la proposition de loi votée par l’Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et soumise prochainement au Sénat, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui « contestent ou minimisent de façon outrancière un génocide reconnu comme tel par la loi française ».
Certes le génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale a fait l’objet de dispositions législatives en France, et notamment de la loi Gayssot de 1990. Mais le génocide juif par les nazis a été établi et ses auteurs condamnés par le Tribunal militaire international de Nuremberg. A cette juridiction créée par l’Accord de Londres du 8 août 1945, signé par la France, participaient des magistrats français. Les jugements rendus par ce tribunal ont autorité de la chose jugée en France. Rien de tel s’agissant du génocide arménien qui n’a fait l’objet d’aucune décision émanant d’une juridiction internationale ou nationale dont l’autorité s’imposerait à la France. Le législateur français peut-il suppléer à cette absence de décision judiciaire ayant autorité de la chose jugée en proclamant l’existence du génocide arménien commis en 1915 ? Le Parlement français peut-il se constituer en tribunal de l’histoire mondiale et proclamer la commission d’un crime de génocide par les autorités de l’Empire ottoman il y a un siècle de cela, sans qu’aucun Français n’y ait été partie soit comme victime, soit comme bourreau ? Le Parlement français n’a pas reçu de la Constitution compétence pour dire l’histoire. C’est aux historiens et à eux seuls qu’il appartient de le faire.
Cette évidence, la Constitution l’a faite sienne. La compétence du Parlement sous la Ve République a ses limites fixées par la Constitution. Le Parlement ne peut décider de tout. Notamment, au regard du principe de la séparation des pouvoirs, il ne peut se substituer à une juridiction nationale ou internationale pour décider qu’un crime de génocide a été commis à telle époque, en tel lieu. Pareille affirmation ne peut relever que de l’autorité judiciaire. La loi de 2001 déclarant « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », aussi généreuse soit-elle dans son inspiration, est ainsi entachée d’inconstitutionnalité. Je renvoie à ce sujet les lecteurs au dernier article publié par le doyen Vedel, analysant la loi de 2001 (« Les questions de constitutionnalités posées par la loi du 29 janvier 2001 », in François Luchaire, un républicain au service de la République, textes réunis par Didier Maus et Jeannette Bougrab, Publications de la Sorbonne, 2005).
Ni les plus hautes autorités de l’Etat, ni soixante députés ou soixante sénateurs n’ont jugé bon de déférer cette loi au Conseil constitutionnel. Les considérations politiques ne sont pas toujours absentes de la décision de saisir - ou non - le Conseil constitutionnel... Mais depuis 2008, une innovation importante est intervenue. Tout justiciable peut, dans un procès, soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dénonçant l’inconstitutionnalité de la loi qu’on entend lui appliquer au motif qu’elle méconnaît ses droits fondamentaux : dans le cas de la négation du génocide, la liberté d’opinion et d’expression.
Et selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, si une loi qui lui est soumise repose sur une loi antérieure qui ne lui a pas été déférée, la question de la constitutionnalité de cette loi antérieure peut être soulevée devant le Conseil constitutionnel. La discussion portera donc en premier lieu sur la constitutionnalité de la loi de 2001. Dès lors, la déclaration d’inconstitutionnalité de cette loi entraînerait celle de la loi nouvelle punissant la négation du génocide reconnu par la loi. Rien de plus logique. Comment concevoir qu’une loi française puisse punir la négation d’une loi inconstitutionnelle ? Ainsi, la proposition de loi soumise au Sénat, si elle est votée, aboutirait dès son application à un résultat contraire à celui recherché par les défenseurs de la cause arménienne.
Dans cette situation, il appartient au Sénat de maintenir sa position antérieure, en refusant d’examiner un texte inconstitutionnel. Les sénateurs ne doivent pas se laisser abuser par les déclarations de ceux qui, comme le ministre de l’intérieur, déclarent qu’il ne s’agit dans la nouvelle proposition de loi que d’instaurer un délit général de négationnisme des génocides, en application d’une décision-cadre de l’Union européenne de 2008. Celle-ci incite sans doute les Etats membres à inscrire dans leur loi la répression « de l’apologie, la négation, ou la banalisation grossière publique des crimes de génocide... lorsque ce comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine d’un groupe de personnes ou de membres de tels groupes ».
Or, la proposition de loi votée par l’Assemblée ne mentionne pas cet élément essentiel : l’incitation à la haine que doit comporter la négation du génocide contre une communauté ou ses membres. Il ne s’agit donc pas de la mise en œuvre alléguée de la décision-cadre européenne. Il n’en est d’ailleurs nul besoin, la loi française punissant déjà toute forme d’incitation publique à la haine à l’égard d’un groupe de personnes. Les promoteurs de la proposition de loi votée par l’Assemblée nationale n’ont en vérité qu’un seul objectif : passer outre le refus du Sénat de mai 2011 et faire voter un texte réprimant la négation du génocide arménien de 1915.
Une réaction violente des autorités turques au vote d’une telle loi est inévitable. Tout publiciste, tout responsable turc qui serait interrogé en France sur les événements tragiques de 1915 et adopterait la position officielle du gouvernement turc pourrait être condamné de ce chef par la justice française. La proposition de loi aboutit ainsi à proclamer une vérité historique « officielle » sous peine de sanction pénale. Pareille conception de l’histoire ne saurait être la nôtre.
Où trouver alors dans ce tumulte de passions une solution d’apaisement possible ? Il est d’autres voies que la loi pour établir la réalité historique d’un génocide datant d’un siècle. Il faut d’abord rappeler que, même sans loi mémorielle, la communauté arménienne n’est pas dépourvue de moyens d’action judiciaires en France. Il lui est toujours loisible de saisir les juridictions civiles et de faire condamner à des dommages-intérêts élevés et la publication du jugement tous ceux qui, dans leurs écrits ou leurs déclarations, auraient mis en cause la réalité et la dimension du génocide arménien.
Par ailleurs, une commission composée d’historiens de renom international pourrait être désignée par l’Unesco à l’initiative de la France. Cette commission, à laquelle toutes les archives seraient ouvertes et les informations communiquées, rédigerait un livre blanc sur les conditions et l’ampleur du génocide arménien de 1915. Au regard d’un tel livre blanc, les autorités turques pourraient alors prendre la voie de la reconnaissance de ces crimes anciens commis dans l’Empire ottoman. Ainsi les passions pourraient s’apaiser enfin et les voies d’un avenir commun et fécond entre Turcs et Arméniens s’ouvrir sans arrière-pensée ni passion mémorielle.