1. Pour la Turquie, la France n’est plus ce qu’elle était
Vu de Turquie, les relations récentes avec la France ont atteint leur niveau le plus bas en décembre 2011. En effet, dès le lendemain de l’adoption par l’Assemblée nationale de la proposition de loi pénalisant la contestation du génocide arménien sous l’Empire ottoman en 1915 [1], le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan déclarait lors d’une conférence à Ankara : « On estime que 15% de la population algérienne a été massacrée par les Français à partir de 1945. Il s’agit d’un génocide … Si le Président français ne sait pas qu’il y a eu un génocide, il peut demander à son père qui a été légionnaire en Algérie dans les années 1940. » [2] Certes, on avait été habitués au style parfois impulsif d’Erdoğan. Pourtant, même si discutables sur le fond, ses propos reflétaient bien le sentiment de colère d’une majorité de l’opinion turque envers la France, sentiment largement partagé, dans le cas d’espèce, aussi bien par les sympathisants du Parti de la Justice et du Développement (AKP) au pouvoir que par leurs adversaires kémalistes et nationalistes, deux camps généralement très polarisés.
Les relations entre les deux pays reposent sur une histoire diplomatique très ancienne, remontant à l’époque de François 1
Depuis une dizaine d’années les relations entre la France et la Turquie traversent toutefois une véritable « zone de turbulence ». Le premier facteur est apparu au début des années 2000 – à peu près au même moment où la Turquie devenait un candidat crédible à l’adhésion à l’Union européenne – avec les débats en France concernant le projet d’accession. Les tensions vécues entre les deux pays ne sont pas non plus déconnectées de l’importante montée en puissance de l’économie turque ces dix dernières années et de l’acquisition d’une confiance nouvelle qui l’a accompagnée, de surcroît, sous l’égide d’un parti d’origine islamiste, au pouvoir depuis 2002, représentant une nouvelle classe politique conservatrice d’Anatolie s’étant enrichie grâce au libéralisme économique lancé par Turgut Özal dans les années 1980 et qui est en train de reprendre la place centrale précédemment occupée par l’élite kémaliste laïque, historiquement plus proche et plus admirative de la France [3].
Près de 10 000 étudiants turcs poursuivent encore leurs études en français dans les 10 lycées francophones du pays [4] ainsi qu’à l’université francophone de Galatasaray, établissements qui ont historiquement formé la majorité des personnalités turques, du public ou du privé, ayant joué un rôle majeur dans les relations entre les deux pays. Cependant, à partir des années 1980, on observait sur le plan mondial le phénomène d’une prédominance accrue de l’influence culturelle anglo-américaine, aux côtés d’une influence culturelle française en déclin. Ce phénomène n’a pas épargné la Turquie où de plus en plus d’étudiants, y compris diplômés des lycées français, poursuivent leurs études supérieures majoritairement dans les pays anglophones – les tensions entre les deux pays ces deux dernières années n’ayant fait qu’exacerber ce phénomène – et ainsi l’engouement pour la langue et la culture française est de plus en plus remplacé par la dominance de l’anglais.
Depuis un peu plus d’un an les priorités de la politique internationale turque se sont concentrées sur leur frontière sud (turbulences en Syrie et risques d’importation de conflits liés à la rébellion kurde ou aux tensions entre Sunnites et Alévis) [5] et par conséquent, à l’exception de l’épisode du projet de loi sur les génocides fin 2011 et de la période des élections présidentielles en mai 2012, la France n’est pas tellement présente dans l’actualité turque ces derniers temps.
Pourtant les perceptions turques de la France telles qu’elles ont été façonnées par les relations bilatérales de ces dernières années restent bien ancrées dans la psyché des Turcs. Et la question d’une ‘normalisation’ des relations, posée clairement depuis l’arrivée de François Hollande à l’Elysée, n’a pas de réponse facile car elle reste, au fond, liée au difficile sujet de l’identité de la Turquie telle que perçue aussi bien par les Français que par les Turcs eux-mêmes. Sans parler des relations de la France avec le monde musulman ni de sa position par rapport au projet européen.
2. Perceptions turques de la France : le projet européen et les premières détériorations
Les premières modifications notables des perceptions turques de la France des dernières années remontent à la période 2004 – 2005, période durant laquelle deux événements clé ont eu lieu : d’abord la décision unanime du Conseil européen en décembre 2004 d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie ; ensuite le référendum français sur le Traité constitutionnel européen en mai 2005 (où le Non l’avait emporté). Les débats en France avaient été passionnels, voire violents selon certains observateurs, aussi bien précédant la décision du Conseil européen que lors du référendum. Les perceptions turques défavorables se sont surtout formées lors des débats précédant le référendum, durant lesquels il a été observé que des personnalités politiques françaises ont utilisé le sentiment de rejet de la Turquie d’une partie de la population comme un argument pour voter Non au référendum. Avec le temps, comme le constate la journaliste Nicole Pope basée à Istanbul, « le repoussoir turc est devenu un outil de choix dans le débat politique intérieur français. » [6]
Pour mémoire, les principaux arguments contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne étaient liés aux aspects :
- géographiques (« seulement 4% de sa superficie est en Europe ») ;
- politiques (« elle n’est pas au bon niveau sur le plan des droits de l’homme et de la démocratie ») ;
- économiques (« les coûts financiers d’une adhésion, supportés in fine par les contribuables, seraient trop élevés ») ;
- démographiques (« il y aurait un afflux massif de migrants turcs et des destructions d’emploi en Europe en raison des faibles coûts de la main d’œuvre en Turquie et, au vu des projections démographiques, le pays disposerait d’un poids considérable au sein des institutions européennes ») ;
- culturalistes (« les Turcs sont des Musulmans de culture asiatique et par conséquent ne partagent pas l’héritage culturel de l’Europe façonné par la Chrétienté ») [7].
Semih Idiz, éditorialiste au quotidien Milliyet, résumait bien le fond du problème tel que perçu par les Turcs, quand il notait que « …alors que les arguments politiques, économiques, démographiques et les problèmes qui se sont manifestés lors des négociations étaient d’ordre technique et par conséquent surmontables à condition que la Turquie adopte bien la totalité de l’acquis communautaire, la position française, elle, suggérait une divergence culturelle et religieuse de fond entre la France et la Turquie, qui en ferait des pays inconciliables. » [8] Il semble que c’est bien là que se situe le véritable point de départ de la dégradation des perceptions turques de la France ces dernières années.
3. « L’effet Sarkozy » et l’aggravation de l‘animosité
L’année 2007, marquée en Turquie par la victoire du parti AKP aux élections législatives anticipées qui lui a donné la majorité absolue avec 46% des voix (contre 34% lors des précédentes élections en 2002) marquait également le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy en France. Tous les observateurs reconnaissent que cette période a été particulièrement difficile pour les relations entre les deux pays et a vu la dégradation des perceptions turques de la France s’accentuer, jusqu’au niveau le plus bas des relations atteint fin 2011.
Dès son élection en 2007 Nicolas Sarkozy annonçait en effet qu’il poserait son veto sur cinq chapitres du projet d’intégration, ce qui sera chose faite dans les mois qui suivront et viendra s’ajouter à un total de douze autres chapitres bloqués par l’Union, dont huit en réponse au refus de la Turquie d’étendre l’union douanière aux Chypriotes grecs. Le Président Sarkozy justifiera son veto en arguant que leur ouverture impliquerait inéluctablement l’adhésion pleine et entière de la Turquie à l’Union, ce à quoi il était fermement opposé. Il promouvra l’idée d’un « partenariat privilégié » (dont le contenu ne sera jamais discuté), idée qui sera unanimement rejetée par les Turcs car perçue comme « une tricherie de plus » et un moyen d’exclure la Turquie de l’Union européenne [9]. Même l’Allemagne, également opposée à l’adhésion turque, n’est pas allée aussi loin que la France puisque la chancelière allemande Angela Merkel a plus d’une fois affirmé le respect par l’Allemagne du principe du pacta sunt servanda « (les traités doivent être respectés) ». Sinan Ülgen, directeur du think tank turc EDAM (Centre des études économiques et de politique étrangère), attirait alors l’attention sur le fait que « le blocage de l’ouverture d’un chapitre est dangereux ; cela va sûrement faire dérailler le processus d’adhésion, tout en renforçant les nationalistes turcs qui affirment que quoi que nous fassions, nous ne serons jamais admis comme membre du club ». [10]
Les positions françaises alimenteront ainsi la perception turque d’une France qui, en allant contre la décision unanime de l’Union d’entamer les discussions en faveur d’un processus d’adhésion, ne respecte pas ses engagements. Tirée par un président très volontariste, la France sera perçue par les Turcs comme « l’opposant officiel » à la Turquie. De son côté, le Premier ministre turc Erdoğan ne se privera pas de lancer des piques en direction de Nicolas Sarkozy en l’accusant d’avoir « des préjugés défavorables envers la Turquie » – reproche qu’il reprendra à plusieurs reprises plus tard en remplaçant parfois « la Turquie » par « les Musulmans » – ce qui contribuera à attiser à son tour, dans une sorte de cercle vicieux, l’hostilité de l’opinion turque déjà très défavorable envers la France et son président.
Une visite éclair de Nicolas Sarkozy (en tant que président du G20) à Ankara le 25 février 2011 – la première d’un dirigeant français en 19 ans – ne permettra pas d’améliorer les choses. Au contraire, la durée de la visite (5 heures seulement) irritera les Turcs et Erdoğan indiquera, par voie de presse, que « cette visite n’est pas à la hauteur de l’amitié franco-turque ».
Enfin, l’épisode libyen en mars 2011, lors duquel la France écartera la Turquie du sommet international à Paris, confirmera à la fois l’existence d’une lutte de pouvoir dans cette région où les intérêts économiques et énergétiques sont considérables et le sentiment turc que Nicolas Sarkozy est personnellement hostile à la Turquie.
4. L’épisode da loi française sur les génocides : la controverse
Dans ce contexte bilatéral tendu, l’arrivée en décembre 2011 du projet de loi français pénalisant la contestation du génocide arménien [11] qui sera adopté par l’Assemblée nationale sera, comme on pouvait s’y attendre, la goutte d’eau qui fera déborder le vase de l’hostilité turque. En effet, elle donnera lieu à la réaction d’Erdoğan concernant les responsabilités de la France en Algérie évoquée en introduction et à une série de mesures : le rappel par Ankara de son ambassadeur à Paris pour consultation et l’annulation de toutes les rencontres politiques, économiques et militaires avec la France ainsi que de l’autorisation accordée aux avions de chasse et bâtiments de guerre français d’atterrir ou de mouiller en Turquie. Sur le plan économique, même si un boycott des produits français n’a jamais été explicitement évoqué par Ankara, ce qui aurait été illégal au regard des règles de l’Organisation Mondiale du Commerce et de l’Union européenne – et les appels au boycott lancés par certaines organisations non-gouvernementales n’ont pas été suivis de façon significative – des rétorsions, notamment sur de gros contrats publics (par exemple dans les domaines du nucléaire et des transports), ont été prévues et le climat tendu a affecté la relation commerciale franco-turque pendant plusieurs mois.
Finalement le 28 février 2012 le Conseil constitutionnel invalidera la loi sur le génocide (estimant, entre autres, que « le principe de clarté et de précision de la loi » n’a pas été respecté). Cet événement marque sans doute le début, certes timide, du « dégel » des relations bilatérales. Dès le lendemain de l’arrêt de la Cour, Bülent Arınç, le vice-premier ministre turc, se félicitera : « cette décision a permis d’éviter une probable grave crise entre les deux pays ».
Le sujet complexe des attitudes turques concernant les événements de 1915 – dont les origines sont à rechercher en particulier dans les circonstances de la création de la République turque – et la façon dont ce sujet empoisonne périodiquement les perceptions des Turcs et des Français de part et d’autre nécessiteraient tout un développement [12]. En revanche, les diverses réactions de l’opinion turque lors cet épisode méritent d’être signalées ici car elles reflètent bien l’état d’esprit en Turquie, mal connu en France en dehors de quelques spécialistes – bien que cette méconnaissance s’estompe depuis quelques années. En effet, si l’hostilité quasi-unanime de l’opinion turque suite à l’adoption de la loi en question était assez prévisible s’agissant d’une société où le nationalisme a toujours été très présent, l’invalidation ultérieure de la loi par le Conseil constitutionnel a en revanche donné lieu à une diversité d’opinions : certes, beaucoup de commentaires émotionnels dans le registre « on a gagné », « le sujet est clos », etc. mais également des commentaires bien plus mesurés appelant à tirer les enseignements de la « leçon donnée par la France » sur un domaine où la Turquie est manifestement en retard, à savoir la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice, conditions sine qua non de toute démocratie. Ces mêmes commentateurs, nombreux, ont profité de l’occasion pour appeler une fois de plus l’Etat et surtout la société turque à un changement d’attitude vers l’éthique et l’objectivité sur la question arménienne [13]. Ces commentaires constituent une des manifestations de l’évolution des attitudes turques sur la question arménienne, évolution – salutaire, même si tardive et lente – qui a commencé à être menée par la société civile turque (universitaires, intellectuels, …) à partir du milieu des années 2000. Ces acteurs de la société civile, dont quatre avaient notamment lancé en décembre 2008 une pétition demandant pardon aux Arméniens [14], bien que non représentés politiquement car peu nombreux, sont très écoutés et influents et ils constituent le « fer de lance » des progressistes de la Turquie contemporaine, acquis depuis longtemps aux valeurs prônées par l’Union européenne et fervents partisans du projet européen de modernisation de leur pays. Concernant l’attitude de la France, tous ces commentateurs convergeaient, dans l’esprit, vers la position à la fois fragile et juste que défendait le journaliste turco-arménien Hrant Dink, assassiné par un jeune nationaliste turc à Istanbul en janvier 2007. En effet, en octobre 2006, à l’occasion de l‘adoption par l’Assemblée en France d’un premier projet de loi réprimant la contestation du génocide, Dink – qui en tant que leader de la cause arménienne en Turquie militait pour la reconnaissance du génocide – avait fameusement dit : « J’irai sur la place de la Concorde crier, malgré moi, qu’il n’y a pas eu de génocide ! ».
5. « Changement de cap » pour la Turquie ? Cause ou conséquence des positions françaises ?
La seconde partie des années 2000 a été par ailleurs marquée par un net ralentissement des réformes en Turquie. En effet, la perspective d’intégrer l’Union européenne qui l’avait motivée à engager une impressionnante série de réformes pro-européennes à partir de 2001 a laissé sa place à un manque d’enthousiasme – le soutien de la population turque au projet européen descendait de plus de 70% en 2005 à moins de 35% en 2011 selon certains sondages – dû à une conjonction de
facteurs internes (tensions entre AKP et institutions étatiques, notamment) et de facteurs externes (les positions de la France, les difficultés de l’Union européenne liées à l’élargissement, entre autres). Il est difficile d’affirmer avec certitude si le ralentissement des réformes turques est une cause ou une conséquence des facteurs externes, ou les deux ; les analyses diffèrent selon que l’on est pour ou contre une intégration de la Turquie en Europe. En tout cas il est clair que ces facteurs internes et externes ont créé un cercle vicieux qui a renforcé la polarisation des eurosceptiques turcs (« de toute façon les Européens ne sont pas sincères ») et des « turcosceptiques » européens (« cela confirme que la Turquie ne souhaite pas aligner ses pratiques avec celles de l’acquis communautaire »).
De plus, la situation a vraisemblablement permis au gouvernement AKP d’instrumentaliser le rejet français à des fins de politique intérieure et a servi de prétexte à la réorientation des relations internationales vers le Proche – Orient et l’Asie. En effet, à partir de 2009 on a vu émerger, sous la direction du Ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu [15], une vaste campagne diplomatique très active, fondée sur une politique baptisée « zéro problème avec les pays voisins » visant à donner à Ankara un rôle plus important dans la politique internationale, au-delà de celui d’une seule puissance moyenne régionale, avec une volonté de s’imposer sur le mode du soft power. Cette confiance et indépendance accrue de la Turquie, ajoutée à sa forte croissance économique, avait même fait dire à Günther Verheugen, commissaire européen, que « l’Union européenne a[vait] davantage besoin de la Turquie que l’inverse. » [16] Plusieurs analystes avaient en même temps commencé à se demander si la Turquie, déboutée de sa quête européenne notamment par le leadership français, n’était pas en train de réorienter de façon majeure sa politique internationale, en s’éloignant du camp occidental [17]. Ces interrogations s’étaient accentuées après l’accord d’échange nucléaire signé avec l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad en mai 2010 (alors même que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU présentaient au Conseil un projet de renforcement des sanctions) et après le rapprochement avec Hamas et la brouille avec Israël.
6. La politique régionale turque se heurte à des difficultés : qui a plus besoin de qui, finalement ?
Pourtant la situation décrite ci-dessus a évolué de façon imprévue en un laps de temps relativement court : d’une part, en septembre 2011, Ankara a autorisé l’implantation du bouclier anti-missile de l’OTAN sur son sol près de la frontière iranienne, ce qui a eu comme effet de calmer les interrogations liées à un « changement de cap » majeur. D’autre part sa politique de « zéro problème avec les pays voisins » a commencé à être mise à mal sous l’effet des évolutions inattendues du « printemps arabe » alors que son rôle de médiateur pour la paix avait déjà été sérieusement compromis suite à la rupture avec Israël. Le gouvernement turc n’a finalement pas pu orienter les dynamiques régionales telles qu’il l’entendait, en particulier en Syrie où il s’était pourtant beaucoup investi ; et son soutien actif aux rebelles syriennes lui a valu une image de ‘sectaire’ pro sunnite ainsi qu’un isolement dans la région. Les écarts constatés entre les discours confiants des dirigeants, notamment de Davutoğlu, et les moyens d’action réels du gouvernement (diplomatiques, économiques et de soft power) ont commencé à affaiblir la portée des discours de type « modèle turc » et à susciter de plus en plus d’interrogations en interne [18]. Ces troubles externes sont venus s’ajouter à des difficultés internes, notamment à l’échec – du moins jusqu’à ce jour – des tentatives de résolution du problème avec les Kurdes (ce qui peut surprendre, tant le succès de l’AKP aux élections législatives de 2011 avec 50% des voix – en améliorant encore sur son précédent score de 2007 – pouvait légitimement être présumé lui donner la voie libre pour de véritables avancées sur le problème kurde) et la reprise des tensions et de la violence avec les séparatistes du PKK. En outre, la légalité de plus en plus douteuse de certaines mises en examen et arrestations d’intellectuels, universitaires ou autres journalistes, des « réformes » ouvrant la voie à l’éducation islamique dès la fin du primaire et plus généralement une tendance à imposer des valeurs conservatrices en matière de mœurs ainsi qu’une perception que l’AKP s’était accaparé progressivement tous les leviers du pouvoir ont fini par créer une désillusion dans la population, y compris chez des sympathisants, craignant que l’AKP n’est pas réellement intéressé par les réformes et par la démocratisation mais par la seule consolidation de son pouvoir.
7. L’élection de François Hollande : occasion pour réparer les dégâts, certes, mais comment ?
A l’arrivée de François Hollande à l’Elysée c’est donc dans le contexte décrit ci-dessus que se trouvait la Turquie (même si la situation s’est davantage détériorée sur le front syrien depuis le mois de mai). Dès le 21 mai, en marge du sommet de l’OTAN à Chicago, Hollande indiquait au Président turc Abdullah Gül son souhait de « normaliser » les relations. Un mois plus tard, lors d’un entretien en marge du sommet sur le développement durable de Rio, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan invitait Hollande à se rendre en Turquie pour relancer les rapports bilatéraux et celui-ci répondait favorablement, estimant qu’un tel déplacement serait pour lui un « privilège » [19]. Quelques jours plus tard, le Ministre des affaires étrangères Davutoğlu confirmait la tendance en annonçant la décision de la Turquie d’annuler toutes les « sanctions » prises en décembre 2011 à l’encontre de la France à la suite du vote à l’Assemblée nationale. Enfin, lors d’une visite à Paris début juillet pour parler de la Syrie, Davutoğlu indiquait aux journalistes : « Je crois que la nouvelle équipe au pouvoir à Paris aura la sagesse de ne pas rouvrir ce dossier... Les turbulences de ces dernières années n’ont été qu’une parenthèse…Il est temps de passer maintenant à une coopération visionnaire basée sur nos valeurs et nos intérêts communs…Tous deux pays méditerranéens, la Turquie et la France ont un rôle à jouer dans cette zone… Nicolas Sarkozy voyait l’influence croissante de la Turquie se faisant aux dépens de celle de la France. Je pense au contraire que nous ne sommes pas adversaires mais alliés et que les synergies sont évidentes. » [20] De son côté Egemen Bağış, Ministre chargé des affaires européennes, résumait l’état d’esprit turc : « Nous attendons du nouveau président qu’il soit objectif, qu’il soit européen et, surtout, qu’il n’utilise pas l’aspiration européenne de notre pays à des fins de politique intérieure. …Cette érosion des sentiments pro-européens [de l’opinion turque récente] est le résultat direct d’un certain nombre de déclarations et de décisions vexatoires prises à notre encontre… » [21]
François Hollande ne pâtissant pas de l’image antiturc de son prédécesseur, il n’est pas surprenant que, presque du jour au lendemain, le discours officiel turc ait changé. Pourtant :
- 1. une levée rapide du veto français sur l’ouverture des chapitres ne paraît pas d’actualité [22] ;
- 2. Hollande est resté prudent sur une future adhésion de la Turquie à l’Union, déclarant de façon diplomatique que la question ne serait pas décidée lors de son mandat et que la décision serait prise le moment venu par les Français lors d’un référendum ;
- 3. sur le dossier arménien, Hollande a indiqué qu’il introduirait un nouveau projet de loi, même s’il est resté vague sur les détails ;
- 4. le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius est connu pour ses prises de position passées en faveur d’un « partenariat privilégié » entre l’Union européenne et la Turquie et par conséquent contre l’adhésion pleine et entière de celle-ci.
Par conséquent si ces réactions et attentes positives turques étaient avant tout « directement proportionnelles » au niveau des « dégâts » occasionnés lors du mandat de Sarkozy, tel que perçu par les Turcs, elles semblaient traduire en même temps un besoin plus général de ‘normalisation’ et de coopération renforcée dans le contexte international incertain et évolutif que l’on connaît. L’opinion turque est ces derniers temps focalisée sur les risques que la crise en Syrie fait courir à la Turquie – dont certains, comme la recrudescence des actions violentes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), sont déjà avérés – et la France n’est plus très présente dans les esprits, mais il y a à Ankara des attentes de normalisation exprimées qui restent à traiter.
Si une normalisation passe par la « réparation des dégâts », comment cette réparation pourrait-elle se faire ? Une réparation « de fond en comble » nécessiterait d’en traiter les causes profondes, ce qui semble du domaine du très long terme, tant elle touche aux difficiles sujets d’identité mentionnés en introduction. Il s’agirait en effet d’aller au fond des reproches turcs du type : « la position de rejet de la Turquie relève de l’émotion plutôt que du rationnel et elle est motivée en partie par des facteurs qui ne sont pas directement liés à la Turquie telle que la question de l’intégration des Maghrébins en France ». Ou encore : « Plus généralement, la France est une puissance en déclin qui n’a plus qu’une influence limitée, une société qui a perdu son dynamisme et semble avoir des difficultés à s’adapter à la réalité du XXI
Ce qui paraît plus du « domaine du possible » est une réparation superficielle, un « rafistolage » (qui permette donc de fonctionner correctement pendant quelque temps, mais sans garantir que les problèmes ne se reproduiront pas). Celle-ci consisterait, sur le dossier arménien, à déjà ne rien entreprendre en France qui irait dans un sens contraire à la résolution du problème (étant bien entendu que sur ce sujet la balle est entièrement dans le camp turc) et de préférence à aider les tenants turcs de la position juste de Hrant Dink à « essaimer » davantage pour permettre à la société turque de faire librement son travail de mémoire.
Quant au processus d’adhésion à l’Union européenne, lever les vetos français correspondrait déjà à revenir à une « normalisation » minimale, même si ces temps-ci tout cela paraît bien secondaire, tant la crise de l’euro et la crise de gouvernance européenne sous-jacente mobilisent les énergies avant tout sur la question des conditions de survie de l’Union européenne dans sa configuration d’aujourd’hui.
En attendant, les Turcs continuent de rappeler aux Français, à juste titre, les facteurs géostratégiques, commerciaux et sécuritaires – bien connus depuis les débats de 2004 - 2005 –, résumés par Bahadır Kaleağası, président de l’Institut du Bosphore à l’occasion de la journée de l’Europe le 9 mai dernier : « …le monde change rapidement. Les défis du XXIe siècle sont multiples : émergence économique de l’Asie, questions de sécurité militaire et civile, défi énergétique, changement climatique, nouvelles technologies,… Dans un monde en mouvement, l’Europe ne doit pas se replier sur elle-même. Pour mieux faire face aux défis, elle doit devenir une entité politique plus intégrée et un espace économique plus large. » [24] Ces facteurs sont présentés comme autant de complémentarités de la Turquie (avec la France, avec l’Europe). Pourtant il est légitime qu’un grand pays récemment émergé comme la Turquie puisse aussi être considéré par la France comme un rival, parfois pour les mêmes raisons.
La réalité de tous ces atouts géostratégiques, commerciaux ou sécuritaires n’affranchit aucunement la Turquie de faire le travail qui est de sa responsabilité, à savoir montrer qu’elle a la volonté et les moyens de continuer la mise en œuvre des réformes – concernant notamment l’Etat de droit, les libertés individuelles, l’égalité des sexes et les inégalités socio-économiques –, ce qui est d’ailleurs reconnu volontiers et rappelé régulièrement par ceux-là même qui, comme le journaliste et universitaire Cengiz Aktar, demandent en parallèle à la France de dépasser son « attitude orientaliste » et de considérer la Turquie comme un partenaire [25]. Pourtant les doutes se sont accrus dans l’esprit des observateurs de la Turquie, au vu des récentes évolutions qui tendent vers davantage d’autoritarisme, remettant sur la table la question, posée maintes fois depuis 2002, des « réelles intentions » des dirigeants du parti AKP. Certains observateurs comme Baskın Oran expliquent toutefois que « …la génération post-AKP sera forcément beaucoup plus démocrate. Mais il faudra attendre encore une génération ou deux pour voir une vraie évolution. » [26] D’autres, moins patients, comme Cengiz Aktar, s’inquiètent du caractère grossièrement consumériste des « nouveaux modèles », principalement asiatiques, portés par des régimes autoritaires ultra-nationalistes et rentiers, auxquels la Turquie semble s’intéresser ces derniers temps [27]. D’ailleurs Erdoğan, lors d’une visite à Moscou mi-juillet, ne s’est pas privé de taquiner Vladimir Poutine en lui disant : « … intégrez-nous au sein du Groupe de Shanghai [28] et nous reverrons nos relations avec l’Union européenne » [29].
Enfin, tout récemment en octobre, si le rapport de suivi sur la Turquie publié par la Commission européenne a été le plus critique depuis le début du processus d’adhésion (en particulier sur des sujets bien connus comme la liberté de la presse, l’indépendance de la justice et le problème kurde), les réactions turques se sont, elles, avérées tout à fait révélatrices. En effet, Burhan Kuzu, le président AKP de la Commission constitutionnelle de l’Assemblée nationale, a jugé le rapport « dégueulasse », « méprisable » et « bon pour la poubelle » et, joignant le geste à la parole, il l’a jeté par terre au cours d’une émission de télévision [30]. Le ministre chargé des Affaires européennes Egemen Bağış a quant à lui déclaré qu’il ignorerait le rapport et enfin le ministre du commerce extérieur a qualifié l’Union européenne « d’institution hypocrite qui commet des crimes contre l’humanité ». Autrement dit, le choix a été fait, sur le plan médiatique, d’un déni en bloc de la situation et non d’une réponse factuelle, point par point, aux constats concrets évoqués dans le rapport [31]. Ce qui, de fait, a permis au turcosceptique eurodéputé Alain Lamassoure d’annoncer que « ni les Turcs ni les Européens ne voulant s’associer, le problème turc, qui se posait dans les années 2000, ne se pose plus. »
Pourtant, en définitive la seule voie qui permette à tous deux d’être gagnants sur la durée reste celle qui va vers la mise en œuvre complète de l’acquis communautaire (basé sur les valeurs universelles de « respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des personnes appartenant à des minorités »). La Turquie gagnante, parce qu’elle aura progressé vers un niveau de société qui reste encore aujourd’hui la référence dans le monde (il suffit de voir tous les classements mondiaux de développement humain) ; la France gagnante parce qu’elle aura été moteur dans l’exportation réussie du modèle qu’elle a grandement contribué à créer, à un grand pays musulman pas comme les autres, ce qui – pourquoi pas ? – pourrait constituer pour elle une façon de commencer à normaliser sa difficile relation avec l’Islam. Tout cela reste conditionné à ce que les deux pays fassent le travail nécessaire de part et d’autre, c’est-à-dire être convaincus de l’intérêt du modèle de société que représente l’acquis communautaire européen pour les uns ; écarter les préjugés culturalistes et accepter l’égalité formelle des pays pour les autres. Les progressistes turcs, en avance sur leur société, attendent de leurs homologues français et européens une réciprocité et un encouragement qui permettent de créer un cercle vertueux, seul capable de faire évoluer les sociétés [32]. Mais ils attendent sans trop d’illusions.