Elle en a découvert certaines réalités, que bien des Turcs de France ignorent (et même des Turcs ou franco turcs vivant en Turquie), même alévis ou kurdes comme elle. Il m’est arrivé plus d’une fois d’informer des amis alévis de cette affaire qu’ils ignoraient, même si ensuite elles ne les laissent pas indifférents. Cette ignorance s’explique peut-être par le fait que beaucoup de Turcs de France - dans les années 80 grands lecteurs de journaux - suivent essentiellement l’info sur les chaînes de TV turques (tout le monde possède le satellite !). Or celles-ci ont peu couvert l’affaire. Et les arrestations en masse des étudiants semblent bien peu les émouvoir. En tous cas, parmi mes amis, seuls ceux qui fréquentent régulièrement des sites de la gauche turque sur Internet, ou les médias français étaient au courant.
Des réalités qu’il est impossible d’ignorer par contre sur les campus de Turquie : l’été dernier le ministre de la justice reconnaissait qu’il y avait plus de 2800 étudiants en prison (et on peut multiplier au moins par 3 ceux contre lesquels une procédure à été ouverte après une garde à vue). Même si comme partout, tous les étudiants ne doivent pas se sentir très concernés par le sort de leurs camarades et que certains doivent même s’en réjouir. Si les courants protestataires restent importants dans les universités de Turquie, les courants d’extrême droite sont aussi virulents (les étudiants kurdes qui sont souvent la cible de leur vindicte en savent quelque chose).
Comme le savent ceux qui suivent régulièrement l’actualité turque dans les médias français (qui à la suite du Monde et de blogs comme celui d’Etienne Copeaux ont largement couvert l’affaire par contre), Sevil a eu la surprise d’être accusée d’appartenir à une organisation terroriste et jetée en prison. Remise en liberté fin août, elle n’a pas été autorisée à quitter le territoire turc et le procureur requiert contre elle une peine de …32 ans de prison ! Son université lyonnaise a ainsi découvert qu’en Turquie une étudiante peut être accusée d’appartenir à une organisation terroriste sans avoir participé de près ou de loin à aucune action violente et même sans n’avoir rien commis d’illégal. Je ne sais pas si dans sa fac les candidats se sont ensuite précipités pour effectuer un séjour Erasmus à Eskisehir. J’avoue que je serais curieuse de le savoir.
Au temps de l’Union Soviétique une de mes amies étudiante en russe avait emporté « le docteur Jivago » très planqué dans ses bagages, pour offrir à des amis moscovites. Au moins, elle savait que c’était un bouquin interdit. Rien d’aussi clair en Turquie. Et même si elle avait pris un gros risque – ce qui lui avait valu l’immense reconnaissance de ses amis russes – elle n’ encourait pas une peine aussi extravagante que celle qu’un procureur requiert contre Sevil et ses amis qui partagent sa galère.
Pour ma part quand cet été j’ai découvert qu’un concert du Grup Yorum devait clore le festival Munzur à Dersim, j’avoue m’être souvenue qu’avoir assisté à un concert de ce groupe mythique avait été retenu contre Sevil et ses amis comme une preuve d’appartenance à une organisation terroriste…où comme on peut le voir sur la vidéo, ils étaient loin d’assister en petit comité.
Vendredi dernier, j’ai appris que l’association des alévis de ma ville avait affrété un autocar pour Strasbourg, répondant à l’appel de la FUAF (la Fédération des Alévis de France) qui organisait samedi 20 un rassemblement destiné à alerter sur la politique de plus en plus en plus ostensiblement « pro sunnite » du gouvernement AKP. Il restait de la place et deux heures avant le départ du bus : j’ai sauté sur l’occasion et je suis partie avec eux. Excellente occasion pour revoir de vieux amis (et un vrai marathon : 2 nuits dans le bus, entrecoupées de quelques heures de marche, sous le soleil alsacien heureusement !)
J’étais certaine que les amis de Sevil seraient là. Il m’a donc suffit de chercher un peu les pancartes de Lyon pour les trouver. Et c’est avec sa famille que j’ai suivi la manifestation du 20 octobre à Strasbourg.
C’est ainsi que j’ai rencontré son père, Erdogan qui depuis 5 mois vit séparé non seulement de sa fille, mais aussi de sa femme, qui a pris l’avion pour la Turquie le lendemain de l’arrestation de Sevil, avec leur petit garçon de 3 ans. Depuis il reste seul avec son autre fille, Berfin. Comme le père d’un ami de Yüksekova, dont la fille avait aussi été emprisonnée à la surprise générale (j’ai séjourné plusieurs fois chez eux et jamais je n’avais jamais entendu cette adolescente prononcer un seul mot de politique, ce qui dans cette région est un phénomène tellement rare que les policiers avaient sans doute eu l’intention de l’éradiquer complètement ! ), l’arrestation de Sevil l’a fait fondre. Il n’a rien pu avaler pendant une semaine et a perdu 15 kg en quelques semaines.
Il m’a appris qu’en attendant l’audience du 19 novembre prochain, à laquelle le président de son université et plusieurs députés européens assisteront, Sevil qui depuis le 26 septembre dernier n’est plus assignée à résidence à Eskisehir, se repose dans la région d’origine de sa mère. La mobilisation autour de sa fille l’a bien sûr réconforté (plus de 133 000 signatures récoltées !), mais tant qu’elle ne sera pas de retour à la maison, il ne sera pas rassuré. En attendant, il ne peut pas la rejoindre, il est réfugié politique...
Berfin (le nom d’une fleur qui éclot à la fin de l’hiver) était accompagnée de plusieurs de ses cousines et des meilleures amies de sa sœur. Toutes jolies et toutes chantant très bien (elles ne sont pas alévies pour rien). Elles ont défilé en brandissant une immense banderole et toutes portaient le tee-shirt où était imprimé « Liberté pour Sevil’e Özgurluk » ( difficile de les louper si on les cherchait un peu).
« Sevil est leur modèle à toutes » m’a confiée sa tante. « Elle n’est pas seulement une étudiante brillante, elle a aussi une nature très généreuse. Toutes rêvent de suivre la voie qu’elle a ouverte. Elle leur manque beaucoup ».
Hatice – dont la sœur défilait aussi à Strasbourg - avait aussi un modèle quand elle était lycéenne : Sakine, une fille un peu plus âgée qu’elle, dont le père, un Askale lui aussi, était venu en France à peu près en même temps que le sien. Elle était la première de cette génération à avoir réussi des études universitaires. Et celles-ci lui avaient permis de trouver un très bon emploi à Renault-Turquie (où elle a d’ailleurs rencontré son mari). Réussir un cursus universitaire « comme Sakine », acquérir son indépendance et obtenir un emploi en Turquie avait aussi été l’objectif d’Hatice depuis ses premières années de collège. Objectif réussi – avec un détour par un stage dans l’Empire State Building à New-York. Pas mal d’étudiantes turques de France ont du avoir un modèle comme Sevil ou Sakine.
Et on imagine les réactions des petites cousines de Sevil quand celle-ci a annoncé qu’elle avait obtenue une bourse Erasmus pour la Turquie (la chance !) ! Elles ont dû toutes rêver de faire un jour la même chose. Il n’y a pas que les nationalistes qui aiment leur(s) pays !
J’ai raconté à sa tante la journée que j’avais partagé avec la famille et les copains de classe de Kendal, libéré après un an et 3 jours de détention. Comment les femmes avaient briqué l’appartement pour les invités qui ne désempliraient pas pendant une semaine, tandis que nous attendions sa libération avec les hommes, devant la porte de la prison de Diyarbakir. A Lyon aussi on fera une grande fête pour le retour de Sevil m’a dit sa tante.
On peut encore signer la pétition pour Sevil ICI