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Turquie : un « partenariat privilégié » sans partenariat ni privilège

vendredi 31 juillet 2009, par Hugh Pope

Un des cris de ralliement des partis de droite européens, grands vainqueurs des dernières élections européennes, était de réclamer à l’UE qu’elle revienne sur sa promesse d’une éventuelle place pour la Turquie dans l’Union. A la place, ils lui proposent le concept de « partenariat privilégié ». Pourtant, les partisans de cette idée en France, en Allemagne et ailleurs, ont omis d’exposer les principes de cette politique, en dépit du fait que les négociations en vue d’un autre arrangement avec la Turquie mettent en danger la crédibilité européenne, son honnêteté intellectuelle et ses intérêts à long terme.

Une des premières à proposer un « partenariat privilégié », la chancelière allemande Angela Merkel du parti de l’Union chrétienne-démocrate, tentait déjà en 2004 de trouver un moyen de concilier les préoccupations des Allemands avec les attentes turques. Mais peu d’efforts ont été mobilisés dans ce sens, même si depuis lors le président français Nicolas Sarkozy, le président sortant du Parlement européen Hans-Gert Poettering et d’autres conservateurs européens ont suivi le mouvement.

Le beurre et l’argent du beurre

Les leaders des gouvernements allemand et français se sont mis à propager l’idée, mais n’ont publié aucun document afin d’expliquer comment ce « partenariat privilégié » pourrait se substituer à la demande d’adhésion actuelle de la Turquie à l’UE. Il n’est pas étonnant que le ministre des Affaires étrangères allemand Frank-Walter Steinmeier ait déclaré aux journalistes, en juin dernier :

« Je ne sais pas ce que signifie réellement la notion de partenariat privilégié. »

Visiblement, la seule étude théorique disponible remonte à 2004. Réalisé par Karl-Theodor Zu Guttenberg, le ministre actuel de l’Economie en Allemagne, ce document de 33 pages confirme à bien des égards le jeu de mots employé par les eurosceptiques turcs à l’égard de l’ancien marché commun européen :

« Ils maintiennent un partenariat commun entre eux. Et nous constituons le marché. »

En résumé, on pourrait dire qu’ils veulent le beurre et l’argent du beurre…

Le plan de Zu Guttenberg permettrait d’étendre l’actuelle union douanière entre la Turquie et l’UE à des domaines avantageux pour l’Union -comme l’agriculture et les services- tout en permettant à la Turquie d’intégrer la plupart des institutions européennes, mais seulement en tant qu’observateur. Des mécanismes de consultation seraient mis en place, ressemblant toutefois de près à ceux dont la Turquie bénéficie dans le Conseil d’association.

La Turquie serait intégrée dans le système de défense, de sécurité et de politique étrangère européenne, avec une éventuelle adhésion à part entière dans les instances de décision. Il s’agirait d’un progrès par rapport à la situation actuelle, mais la proposition n’est pas particulièrement généreuse, compte tenu du fait que la Turquie a aidé à défendre l’Europe depuis 57 ans, en tant que membre à part entière de l’OTAN.

L’union monétaire exclue et des conditions exorbitantes

Toutefois, Zu Guttenberg stipule que, pour parvenir à ce résultat, l’UE doit prendre des décisions contraignantes en ce qui concerne sa politique au Moyen-Orient et « l’importance stratégique que représente la Turquie pour l’Europe ». Il exclut l’union monétaire, en précisant que l’UE se termine aux frontières de la Turquie et ne tient pas compte des aspects historiques et sentimentaux avancés en faveur d’une « Turquie en Europe ».

Les autres propositions en faveur d’un « partenariat privilégié » sont encore plus sommaires. Les membres du Parti populaire européen au Parlement européen ont élaboré en 2005 un plan en huit points qui proposait une intégration de la Turquie dans la politique commerciale de l’UE, une coopération judiciaire totale, un contrôle de l’immigration, une coopération en matière de sécurité maritime, d’aide au développement, de défense et de politique étrangère commune. Le plan se penchait aussi sur une solution pacifique au problème de Chypre ainsi que des projets culturels et éducatifs.

Une fois de plus cependant, les préoccupations de l’Union ont été mises au premier plan, alors que la sensibilité souveraine de la Turquie était moquée par les appels à la reconnaissance du génocide arménien, à la cession d’une partie de son contrôle sur les voies navigables du Bosphore et la permission accordée aux Européens de contrôler une partie de ses frontières extérieures.

La Turquie est déjà plus européenne que d’autres membres de l’UE

En bref, la notion de « partenariat privilégié » n’offre pas de nouveaux privilèges manifestes à la Turquie, même si elle est membre de presque toutes les organisations paneuropéennes, du Conseil de l’Europe aux ligues de football, et malgré le fait qu’elle est même, à bien des égards, plus proche de l’UE que n’importe quel autre pays non-membre.

Ce concept n’offre pas non plus un partenariat véritablement nouveau, car l’objectif principal semble être de contrôler la Turquie ou de l’exclure du processus décisionnel qui en ferait un véritable partenaire. Déjà, l’UE conclut des accords de libre-échange avec des tiers les poussant à ouvrir leurs marchés à la Turquie. Cependant, ces pays n’ont aucune obligation et sont plutôt réticents à le faire.

Il y a également un inconvénient majeur au concept de « partenariat privilégié ». Les Etats européens se sont formellement engagés auprès de la Turquie, qui a entamé un processus en vue d’une adhésion à l’Union, lorsqu’elle remplira tous les critères exigés par l’UE. Revenir sur sa promesse pour des raisons évidentes de politique intérieure renvoie donc le message suivant : l’Europe n’est pas digne de confiance.

L’afflux de migrants, une crainte exagérée

Il y a aussi un aspect malhonnête. Les politiciens et les commentateurs présentent les négociations d’adhésion comme si un pays pauvre et surpeuplé était sur le point de rejoindre l’Europe dès demain. En réalité, ce processus prendra encore au moins une décennie, et d’ici là, la situation que nous connaissons aujourd’hui -à savoir une Turquie en pleine évolution et une Europe qui « stagne »- aura sans doute beaucoup changé. Les craintes d’un afflux de migrants venus de Turquie sont exagérées ; la libre circulation de la main-d’œuvre turque ne sera vraisemblablement pas autorisée avant longtemps, si elle l’est un jour.

Enfin, il faut rappeler que l’adhésion de la Turquie peut faire à tout moment l’objet d’un veto de la part de n’importe quel gouvernement européen.

Les négociations turques pour adhérer à l’Union européenne constituent un élément positif à la fois pour les Turcs et pour les Européens, en tant qu’alliés stratégiques à long terme et partenaires économiques (voir notre rapport d’août 2007).

Par ailleurs, les grandes réformes de 2000-2005 en Turquie ont montré qu’une coopération sincère en vue d’une adhésion à l’UE est synonyme de progrès dans tous les domaines que l’Europe et la Turquie veulent améliorer : les droits de l’homme, la question kurde, la résolution de la question chypriote, la limitation du rôle de l’armée en Turquie. De plus, cette coopération permet d’élever la Turquie au rang de force de stabilité dans les régions instables de l’Est. Enfin, l’économie turque a augmenté de 7% entre 2002 et 2007, et les investissements étrangers ont décuplé, la plupart d’entre eux en provenance d’Europe.

Malgré les affronts, l’objectif de l’adhésion est toujours soutenu par les Turcs

Mais l’échec de la Turquie à soutenir les réformes entamées en 2005 montre que l’objectif d’une adhésion à l’Union européenne est un moteur essentiel dont la Turquie a besoin dans son processus de transformation. Moderniser certaines lois, améliorer les normes d’hygiène alimentaire et réduire ses émissions sont des étapes importantes, mais coûteuses et potentiellement perturbatrices ; or tout gouvernement doit apporter à sa population la motivation nécessaire pour entamer des changements difficiles.

L’objectif de l’adhésion est toujours soutenu par la moitié de la population turque, qui espère que cela permettra d’accélérer les progrès du pays et le mènera vers une plus grande prospérité, de diminuer la corruption et d’ancrer de manière stable un processus de modernisation et d’européanisation entamé depuis 200 ans.

Bien sûr, l’Union européenne n’est pas responsable de tous les problèmes qui surviennent dans la relation entre l’UE et la Turquie. La Turquie devrait faire beaucoup plus d’efforts pour adopter plus rapidement les lois et normes européennes, et ses dirigeants devraient en faire beaucoup plus pour rappeler aux Turcs combien leur prospérité actuelle et leur prestige régional est dû à ce phénomène de convergence avec l’UE. Mais depuis que la République turque a été fondée en 1923, la Turquie s’est elle-même fondée sur des modèles européens, et l’Europe, qui est de loin l’acteur le plus puissant, devrait prendre l’initiative de façonner son voisinage à son image.

Dans ces conditions, parler de « partenariat privilégié » devient progressivement un euphémisme pour les craintes classiques des européens en matière d’emploi, d’immigration et d’islam. Pointer du doigt le processus d’adhésion de la Turquie ne crée pas seulement des problèmes pour les relations entre l’UE et la Turquie -avec toutes les occasions manquées que cela implique pour une future coopération entre l’UE et l’OTAN, la sécurité énergétique européenne et la coopération avec le monde musulman- cela retarde aussi l’évaluation honnête des véritables fondements de ces craintes dans les États européens eux-mêmes.

Hugh Pope, analyste senior pour l’International Crisis Group

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Voir en ligne : http://www.rue89.com/2009/07/24/tur...

Sources

Source : Rue 89, le 24.07.2009,

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