Par JEAN-FRANÇOIS BAYART directeur de recherche au CNRS (Science Po-Ceri)
Lorsque Nicolas Sarkozy refuse l’adhésion de la Turquie au nom des « frontières naturelles » de l’Europe, chacun comprend qu’il parle de ses « frontières culturelles ». Et la culture de la Turquie est l’islam : il serait incompatible avec l’Europe, et même avec la République.
La Turquie vit pourtant en République depuis 1924. L’islam s’y est démocratisé. Il s’est approprié l’idée de nation, les institutions républicaines, le code civil (institué en 1926 et calqué sur la législation suisse), l’économie de marché, l’enseignement, les médias de masse et la connaissance scientifique. Il a adopté le parti comme mode de participation politique et, puisqu’il est aussi différencié théologiquement ou idéologiquement que dans le reste du monde musulman, il a donné naissance à une pluralité de formations, plus ou moins rivales. Par ailleurs, les croyants ont eux-mêmes réparti leurs suffrages dans l’ensemble de l’échiquier politique, tandis que des non-croyants ont confié leur vote à des partis musulmans.
Mieux, l’islam a apporté une contribution décisive à la démocratisation de la république kémaliste. Grâce au parlementarisme, les partis musulmans successifs, ou les partis conservateurs de sensibilité religieuse, proches des confréries, ont intégré aux institutions républicaines les masses croyantes qui ne se reconnaissaient pas dans la laïcité agressive du kémalisme et ont occupé l’espace qui aurait pu revenir à des groupes jihadistes. Ils ont encadré le transfert de la paysannerie vers les villes, au gré de l’exode rural. Ils ont fourni une voix à ceux des Kurdes qui voulaient exprimer leur défiance à l’encontre de l’Etat centralisateur sans pour autant rejoindre la lutte armée du PKK. Ils ont aussi porté l’ascension des élites anatoliennes que l’establishment kémaliste cantonnait à la périphérie de l’Etat.
A l’inverse, le nationalisme kémaliste est moins laïc qu’il le prétend. Il est ethnoconfessionnel, à l’instar de ses congénères des Balkans et du Caucase. Dans la république kémaliste, les ressortissants d’origine turcophone et sunnites de rite hanéfite sont implicitement plus citoyens que ses habitants kurdes, alevis et, a fortiori, chrétiens ou juifs. Mais l’origine de cette discrimination implicite n’a pas grand-chose à voir avec l’islam en tant que religion. Elle est politique, elle se situe dans le déchaînement des nationalismes culturalistes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, et dans les opérations croisées de purification ethnique qui s’en sont suivies, dont le génocide des Arméniens a été le paroxysme. La même logique se retrouve au bénéfice des orthodoxes, ou des catholiques, ou des juifs, ou des chiites, ou encore des sunnites, c’est selon, dans les différents pays balkaniques, caucasiens ou proche-orientaux. Après tout, un arabe israélien est un peu moins israélien qu’un juif israélien, et il n’y a pas si longtemps que la religion ne figure plus sur la carte d’identité des Grecs.
Le paradoxe de la Turquie tient au fait que les nationalistes laïcistes sont les dépositaires de cette conception ethnoconfessionnelle de la citoyenneté et que le parti islamique au pouvoir, l’AKP, avec l’appui des libéraux, la remet en cause. Fermer la porte de l’Europe à la Turquie sous prétexte qu’elle est musulmane, c’est évidemment faire le jeu de cette conception. Il y a d’ailleurs une certaine cohérence à entendre Nicolas Sarkozy, si soucieux d’« identité nationale », reprendre sans le savoir le slogan de l’extrême droite nationaliste turque : « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ! » En revanche, nombre de Turcs qui ne sont pas forcément croyants mais votent AKP par opposition à l’autoritarisme nationaliste disent à l’Europe, avec l’intellectuel de gauche Murat Belge : « Ne nous laissez pas devenir fascistes ! »
Les Européens devraient avoir une double raison de se préoccuper de l’avenir de la démocratie turque. Ils n’ont aucun intérêt à voir se développer un axe ultranationaliste Moscou-Ankara. Et ils ont une responsabilité historique directe dans l’éclosion de ces nationalismes ethnoconfessionnels en Méditerranée orientale, qu’ils ont nourris idéologiquement et soutenus politiquement, voire militairement, sous couvert de « protection » - très intéressée - des minorités chrétiennes. On paye encore le prix au Liban, en Palestine, en Irak, dans les Balkans, de la manière catastrophique dont a été traitée la « question d’Orient ».
L’échec des négociations entre la Turquie et l’Union européenne ne serait que la continuation de ce désastre.