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Turquie : les Alévis manifestent à Ankara

mercredi 19 novembre 2008, par Jean Marcou

Les alévis ont massivement manifesté, le 9 novembre 2008, à Ankara. Plus de 50 000 personnes, venues de tout le pays, ont participé à un rassemblement de protestation, considéré comme le plus important jamais organisé par cette communauté, en Turquie.

Pour attirer l’attention sur les discriminations dont ils sont victimes, les manifestants, dont l’initiative avait reçu le soutien du CHP et du DTP, ont défilé sur des mots d’ordre hostiles à l’AKP, le parti au pouvoir, accusé de vouloir remettre en cause la laïcité.

La diversite religieuse de la société turque

Cet événement vient rappeler tout d’abord la diversité religieuse de la société turque. À côté de l’islam sunnite très largement majoritaire et des minorités non musulmanes (arménienne, juive et grecque orthodoxe) reconnues par le Traité de Lausanne, entre 15 et 20% de la population turque se revendique de l’alévisme, une communauté hétérodoxe, dont la définition hésite entre religion, mouvement spirituel et courant philosophique.

L’alévisme recouvre un système de croyances et de pratiques qui a touché, pour partie, plusieurs peuples entre l’Asie centrale et les Balkans (les Turcs mais aussi les Kurdes, les Bosniaques ou les Albanais). Il associe, à l’origine, un islam proche du chiisme (« alévi » fait référence au calife « Ali », encore que certains Alévis ne se considèrent pas musulmans), des usages paléo-chrétiens anatoliens, un chamanisme à connotation turcique, des références zoroastriennes et mazdéennes. La spécificité alévie s’illustre de façon multiple : non-observation du jeûne du ramadan et des prières quotidiennes, organisation de Cem (cérémonies fermées associant hommes et femmes), lieux de culte particuliers (les « Cemevleri »), usage rituel du vin, de la danse et de la musique…

Souvent considérés par les autorités sunnites comme des hérétiques et de ce fait régulièrement persécutés par les Ottomans, les alévis avaient toutes les raisons de se satisfaire de l’instauration d’une république laïque. Ainsi, ils sont généralement apparus comme ses plus fervents défenseurs, sans jamais réussir toutefois à y trouver toute leur place. Cela tient sans doute au fait que la laïcité turque, loin de reposer sur une séparation des religions et de l’Etat, a d’abord consisté en un contrôle public étroit de la religion majoritaire : le sunnisme hanéfite. Pourtant, en créant ainsi un islam officiel, cette même république a ignoré les autres religions et la diversité de l’islam turc, en particulier l’existence de l’alévisme, premier culte, en nombre de fidèles, après le sunnisme hanéfite. Cette ignorance a eu tendance à croître avec le développement d’un nationalisme turc non exempt de tendances religieuses sunnites.

La Direction des affaires religieuses contestée par les Alévis.

À l’heure actuelle, la fameuse direction des affaires religieuses (« Diyanet İsleri Bakanlığı »), une institution directement rattachée au premier ministre, qui organise la religion majoritaire et qui est, à ce titre, l’instance-clef de cet islam d’Etat, est la première cible de la contestation alévie. Les alévis demandent, en effet, la création, d’une direction particulière pour la gestion de leur propre religion, voire la suppression pure et simple de ce type d’organisation qui, pensent certains d’entre eux, ne devrait pas exister dans un régime laïque. Le conflit se polarise en particulier sur deux points essentiels : celui du statut des lieux de culte, celui des cours obligatoires de religion. D’une part, les alévis demandent que leurs « Cemevleri » soient reconnues comme des lieux de culte à l’égal des mosquées sunnites (et puissent donc obtenir tous les droits et avantages afférant), d’autre part, ils refusent que leurs enfants soient soumis aux cours obligatoires de religion prévus par l’article 24 de la Constitution, qui loin d’être des cours de culture religieuse se transforment le plus souvent en cours de religion sunnite hanéfite. Le 11e rapport d’évaluation de la candidature turque à l’UE évoque longuement la liberté de religion en Turquie et la situation actuelle des alévis. Si ce rapport signale qu’une municipalité a récemment accepté, pour la première fois en Turquie, de considérer une « Cemevi » comme un lieu de culte et que le Conseil d’Etat a estimé que les enfants de famille alévie avaient le droit de ne pas suivre les cours obligatoires de religion, il conclut néanmoins que la situation d’ensemble sur ces questions cruciales est loin d’être satisfaisante.

Une population mécontente du gouvernement AKP

Ce constat permet de comprendre les raisons du mécontentement actuel des alévis, mais il faut aussi rétablir cette manifestation dans le contexte politique des derniers mois. Votant traditionnellement pour les partis laïques, en particulier pour le CHP, ces derniers avaient surpris, lors des dernières élections législatives de 2007, en appelant plutôt à voter pour l’AKP. Ce revirement s’expliquait par les craintes engendrées par les attitudes très sectaires et souvent très nationalistes du parti de Deniz Baykal, alors même que la formation de Recep Tayyip Erdoğan paraissait plus attentive aux préoccupations des citoyens et plus ouverte à l’Europe.

Pourtant, depuis les élections de 2007, le gouvernement de l’AKP a manifestement déçu les alévis. Peu de réformes ont été faites et les problèmes précédemment évoqués ne sont toujours pas résolus. À ces déceptions s’ajoutent les inquiétudes provoquées par les raidissements religieux récurrents du parti au pouvoir, sur des problèmes de société (alcool, égalité entre hommes et femmes…). On observera pour conclure que cette manifestation alévie fait écho aux déceptions exprimées actuellement par d’autres segments de la société turque (les femmes et les Kurdes notamment) à l’égard du parti au pouvoir.
JM

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Sources

Source OVIPOT le 10 Novembre 2008

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