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La Turquie sur les traces de l’Empire ottoman

lundi 31 janvier 2011, par Yves-Michel Riols

Par Yves-Michel Riols, envoyé spécial à Ankara et à Istanbul

Dopé par sa croissance économique, le pays entend renouer avec son vaste périmètre d’influence passé, quitte à prendre ses distances avec l’Europe.

L’immense mausolée d’Atatürk est perché sur les hauteurs de la capitale turque. La nuit, ses colonnes éclairées dominent l’horizon d’Ankara, conférant au monument une allure de temple antique.

Cet extravagant mausolée témoigne du culte dont continue de bénéficier le général Mustafa Kemal, dit Atatürk, « le père des Turcs », fondateur de la première république laïque dans un pays musulman, en 1923, sur les ruines de l’Empire ottoman, qui avait régné pendant cinq cents ans sur trois continents, des portes de Vienne à l’océan Indien. L’austère portrait d’Atatürk est toujours accroché dans tous les lieux publics, et aucune boutique, y compris la plus petite échoppe du bazar d’Istanbul, ne songerait à s’en passer.

Pourtant, la Turquie s’éloigne aujourd’hui de l’ombre tutélaire d’Atatürk pour s’inventer un nouveau destin en renouant avec son passé ottoman. C’est une profonde rupture par rapport à l’époque kémaliste, pendant laquelle le pays avait rejeté son héritage impérial, tourné le dos à ses voisins et activement privilégié un ancrage occidental. Une rupture incarnée à merveille par Ahmet Davutoglu. Le polyglotte et flamboyant ministre des Affaires étrangères ne manque pas une occasion de faire vibrer la corde ottomane. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi Sarajevo pour y prononcer, en 2009, un discours resté célèbre. Au cœur de cette ville fondée par les Ottomans en 1461 et symbole du martyre des Bosniaques musulmans pendant la guerre dans l’ex-Yougoslavie, il a clairement enraciné les ambitions de son pays dans une continuité historique. « Comme au XVIe siècle, a-t-il dit, lorsque les Ottomans étaient au centre de la politique mondiale, nous allons faire des Balkans, du Caucase et du Moyen-Orient le nouveau centre politique du monde avec la Turquie ! »

Peu importe que le propos soit démesuré. Il illustre un phénomène nouveau. Partout, du cinéma à la littérature, la période ottomane ne cesse d’être revisitée avec une curiosité renouvelée. Une tendance attisée par le gouvernement de conservateurs religieux au pouvoir depuis 2002 et par la formation dont il est l’émanation, l’AKP, le Parti de la Justice et du Développement, issu de la mouvance islamiste.

Le pouvoir exalte la nostalgie ottomane

« La nostalgie ottomane est une marque de fabrique de l’AKP, remarque Franck Debié, fin connaisseur du pays et directeur du centre de géostratégie de l’Ecole normale supérieure. Elle vise à démontrer que la Turquie peut trouver des racines plus profondes que le kémalisme, et à réhabiliter une période où le pays était au cœur de la Méditerranée, de l’Islam et du Caucase. »

Ce virage s’accompagne d’un activisme diplomatique de plus en plus affirmé, au point de troubler les alliés historiques de ce pays, pilier de l’Otan durant la guerre froide, et qui aspire à rejoindre l’Union européenne.

Qu’il s’agisse de l’Iran, d’Israël ou du Soudan, les points de friction se sont multipliés ces derniers temps. L’Etat turc ne cache plus son ambition de devenir un acteur majeur dans une zone stratégique, quitte à jouer une partition discordante.

La Turquie sur les traces de l’Empire ottoman

Ce changement de ton était particulièrement frappant au moment de la crise autour de la flottille d’aide humanitaire destinée à Gaza, lorsque l’intervention des commandos israéliens s’est soldée par la mort de neuf Turcs. La Turquie n’a pas cherché à calmer le jeu. Au contraire, elle n’a pas hésité à jouer la carte de la « rue arabe », une tactique qui était jusque-là l’apanage des autocrates du Proche-Orient. L’opération a porté ses fruits. Le contraste était flagrant entre l’accueil triomphal réservé, en novembre dernier, au Liban, au Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, acclamé comme une star de rock, et les relations de plus en plus crispées entre la Turquie et l’Europe.

Un basculement vers l’Orient ?

Après avoir tourné le dos à l’Orient tout au long de la période kémaliste, la Turquie est-elle maintenant en train d’opérer un autre basculement en s’éloignant de l’Occident ? Pas du tout, affirme un diplomate européen en poste à Ankara. « La Turquie devient un pays décomplexé, qui prend conscience de sa force, découvre son environnement, et veut jouer, comme n’importe quel Etat, de tous ses atouts pour maximiser ses intérêts. »

Quoi qu’il en soit, cette montée en puissance de la Turquie n’aurait pas été possible sans le spectaculaire redressement de son économie. On est en effet très loin des années 2000, lorsque l’Etat, au bord de la banqueroute, a dû être secouru - une fois de plus - par le FMI. A l’époque, un rapprochement avec l’Union européenne paraissait être la seule perspective capable de sortir le pays du marasme. Aujourd’hui, le climat est tout autre. Depuis 2005, le produit intérieur brut par habitant a augmenté de 50 % pour atteindre 650 euros par mois, les exportations ont crû de 75 % et les investissements étrangers, moteur du décollage, ont explosé. Du coup, la croissance (7,5 % en 2010) a bondi, les finances publiques se sont assainies et le pays s’est développé à vive allure. « Contrairement à une image encore très répandue, la Turquie n’est plus le pays de l’artisanat et du textile, résume un économiste. Elle fabrique désormais des composants pour Airbus et construit la première voiture électrique de Renault. »

Cette vitalité économique a profondément bouleversé la donne. Non seulement le pays est gagné par un optimisme palpable, mais cette nouvelle confiance stimule aussi d’autres ambitions. « La Turquie a changé de perspective au cours des dernières années, elle ne se voit plus seulement aux portes de l’Union européenne, mais au centre d’une grande région », relève Sinan Ulgen, ancien diplomate et président du centre d’études économiques Edam, à Istanbul.

Grâce à sa croissance, la Turquie dispose aujourd’hui de leviers qui lui permettent d’étendre son influence. Et, moins d’un siècle après la disparition de l’Empire ottoman, elle fait un retour remarqué dans son ancien périmètre.

Des chantiers des Balkans au Kazakhstan

La percée des entreprises turques dans cette zone est spectaculaire. Elles sont présentes sur tous les gros chantiers, des Balkans à l’Asie centrale en passant par le Caucase et par le Proche-Orient. Les géants du BTP (Sembol, Enka, Renaissance Construction, etc.), peu connus en Europe, construisent sur tous les fronts. Il y a de quoi faire, car la plupart des pays de ces régions sont en plein rattrapage. La quasi-totalité des nouvelles routes et tous les nouveaux aéroports, centres commerciaux et hôtels de ces contrées ont été réalisés par des Turcs. Les exemples foisonnent : l’aéroport de Tbilissi, en Géorgie, des autoroutes dans les Balkans, le port de Tripoli, en Libye, ainsi que les somptueux palais officiels du Kazakhstan.


La Turquie sur les traces de l’Empire ottoman

Au-delà de la proximité géographique et, dans certains pays, d’une parenté linguistique, les entreprises turques ont de formidables atouts. « Elles sont capables de fournir d’excellents produits compétitifs et un très bon suivi logistique à des économies paupérisées qui veulent des standards européens », constate Franck Debié.

Cette percée de la Turquie dans son voisinage n’est pas le fruit du hasard. Elle a su saisir au bond les bouleversements historiques qui se sont produits à ses frontières depuis vingt ans. Avec l’effondrement du communisme, elle a vu s’ouvrir les portes du Caucase, de l’Asie centrale et des Balkans. Depuis la deuxième guerre d’Irak, « la légitimité américaine dans la région a été ébranlée, constate Sinan Ulgen. Deux pays, la Turquie et l’Iran, profitent de ce vide pour élargir leur influence. » Mais, grâce à sa démocratie, la Turquie dispose d’un atout de taille. « Elle joue un rôle de modèle au Moyen-Orient, où les systèmes arabes traditionnels sont en déclin », souligne un diplomate européen.

La diplomatie mise au service de l’économie

Cette expansion répond aussi à une stratégie délibérée, celle du « zéro problème » avec les pays proches, théorisée par Ahmet Davutoglu, le ministre des Affaires étrangères. L’objectif est de normaliser les relations - jusque-là très tendues - avec les Etats voisins pour y favoriser les échanges. « Comme il n’y a pas de vraies économies de marché dans les pays limitrophes, il faut être en bons termes avec les gouvernements en place pour décrocher des contrats publics », observe Güven Sak, le directeur du Tepav, le centre d’analyse de la puissante chambre de commerce turque.

Le gouvernement turc est aussi encouragé dans cette démarche par sa base, une nouvelle classe d’entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Cette bourgeoisie pieuse et provinciale forme l’ossature de l’AKP au pouvoir, qui ferraille durement avec l’ancienne élite kémaliste, représentée par l’armée, les hauts fonctionnaires et les capitaines d’industrie traditionnels.

Les entrepreneurs à l’assaut des pays voisins

« Les patrons d’Anatolie ont encore du mal à s’imposer en Europe, ils poussent donc le gouvernement à leur ouvrir des marchés dans les pays voisins, où ils sont très compétitifs, note Sinan Ulgen. Du coup, cela donne un nouvel essor à la diplomatie turque, qui fait désormais de l’expansion économique une priorité. »

L’homme-orchestre de cette expansion est Zafer Caglayan, le ministre du Commerce extérieur. Dans son bureau, où l’inévitable portrait d’Atatürk côtoie un maillot encadré du Galatasaray, le légendaire club de football d’Istanbul, il pétille d’assurance et incarne à merveille cette fierté retrouvée du pays. En filigrane, son message aux Européens est très clair : si vous ne voulez plus de nous, nous n’aurons bientôt plus besoin de vous ! « Pour la Turquie, le monde ne se limite pas à l’Union européenne, assène-t-il. A quatre heures d’avion, nous pouvons rejoindre 56 pays, représentant un quart de la population mondiale. Notre objectif est d’être la dixième économie du monde en 2023. Pour le reste, c’est à l’Europe de décider. » A bon entendeur, salut !


La percée turque : 130 milliards

C’est la valeur, en dollars, des exportations turques en 2009, contre 30 milliards en 2000 (à 90 % des produits industriels).
48 %

C’est la part des exportations vers l’Union européenne en 2008, qui, pour la première fois, n’est plus la destination majoritaire.
27 %

La part des exportations turques vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord a doublé entre 2000 et 2009.

Sources : Tepav, United Nations Comtrade Database.

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Sources

Source : L’Expansion, le 26 janvier 2011

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