ISTANBUL (TURQUIE) - CORRESPONDANCE
La question arménienne empoisonne de nouveau les relations de la Turquie avec la France et le Canada. Ankara a annoncé, lundi 8 mai, le rappel « pour consultations pour une courte durée » de ses ambassadeurs à Paris et à Ottawa.
Depuis dix jours, Ankara mettait en garde contre la probable adoption, le 18 mai au Parlement français, d’une proposition de loi pénalisant tout déni du génocide arménien d’un an de prison et de fortes amendes. Le ministre turc des affaires étrangères, Abdullah Gül, avait d’abord interrogé son homologue français, fin avril, pour savoir s’il serait embastillé à sa prochaine entrée en France.
La Turquie nie officiellement le « génocide » de 1915, même si le sujet n’est plus tabou. Le président du Parlement turc a rappelé à son propre homologue français que « l’histoire doit être laissée aux historiens » et que la France, « qui joue un rôle éminent pour étendre les droits de l’homme dans le monde », ne devrait pas voter une loi « limitant la liberté de pensée ». Enfin, le porte-parole de la diplomatie turque a parlé des « dommages irréparables » que son adoption causerait aux relations franco-turques.
Ces mises en garde n’ayant produit aucun effet susceptible d’arrêter l’adoption de la loi, Ankara a rappelé son ambassadeur. Au Canada, le premier ministre, Stephen Harper, avait « consterné » Ankara en disant qu’il partageait l’opinion de son Parlement qui, en 2005, avait reconnu le génocide arménien.
Les deux ambassadeurs sont censés « regagner leurs postes à la fin des consultations ». Mais les médias citent des diplomates turcs selon lesquels « Ankara est décidée à frapper, s’il le faut, plus fort qu’en 2001 », quand fut votée, en France, la loi reconnaissant le génocide. Des contrats avec Thomson, Alcatel et Bouygues furent alors annulés, de même que des actions universitaires et culturelles. Les importations de produits français furent freinées, voire bloquées. Certains taxis affichaient même des pancartes : « pas de clients français ».
Cette fois-ci, l’image de la France est déjà celle du pays « qui mène l’opposition à l’entrée en Europe » de la Turquie. Ses dirigeants, entrés en période électorale dans un contexte de nationalisme croissant, seront tentés par la rupture avec une France dont les dirigeants sont « prêts à tout pour gagner les voix de leurs 400 000 Arméniens », comme le répètent les médias turcs. Murat Yetkin, éditorialiste de Radikal, semble isolé en relevant le dommage que s’inflige Ankara avec ses menaces d’embargo contre les pays, en nombre croissant, qui reconnaissent le génocide.
Le Monde, le 09.05.06