Sami Aoun
La diplomatie turque attire de plus en plus l’attention, surtout depuis l’arrivée d’Ahmet Davutoglu à ses commandes. Islamiste reconnu, il arrive avec une vision stratégique qui fait la promotion d’un rôle turc dans son voisinage rappelant à maints égards le retour de l’Empire ottoman. Au moment de l’essoufflement de la stratégie américaine du Grand Moyen-Orient, les Turcs profitent de la brèche pour réorienter leur position stratégique. Tirant avantage de la faiblesse du bloc arabe et de l’impasse dans le processus de pacification avec l’Israël, la Turquie bonifie sa relation historique avec l’État hébreu et s’avance comme médiateur important dans le dossier palestinien. La Turquie cherche à prendre sa place face à un Iran qui voit son ambition, elle aussi impériale, buter contre le spectre de la guerre sunnito-chiite ainsi que face aux réticences d’ordre confessionnel et ethnique dans les cercles arabes. Les faiblesses américaines et iraniennes profitent donc grandement à la Turquie.
La Turquie réussit son avancement sur l’échiquier régional en capitalisant sur trois véhicules efficaces : idéologie, relations stratégiques et favorisation de la coopération diplomatique. Tout d’abord, il est possible de faire un parallèle entre les idéologies dominantes au Pakistan et en Turquie. En effet, la Turquie a réussi une cohabitation entre laïcité, en tant qu’idéologie du pouvoir, et islamisme en tant qu’idéologie montante. Ce rééquilibrage turc, entre laïcité et identité musulmane, ouvre des portes jadis fermées dans la région. En outre, cette cohabitation se fait sur la base d’un régime démocratique pluraliste dans le contexte d’une ouverture lente et confiante sur la diversité ethnoculturelle, surtout par rapport aux droits des Kurdes. Le deuxième véhicule employé par la Turquie réside dans la mise en exergue de ses relations stratégiques avec l’Occident, de par son engagement envers l’OTAN, et en tant qu’allié de longue date des États-Unis – ce faisant sans développer d’antagonistes avec les autres grandes puissances ni en diminuant sa détermination d’être membre de la famille européenne. De plus, cette ambition européenne a des conséquences positives, puisque la Turquie applique, plus ou moins, les critères de gouvernance européenne à titre de modèle – la suspension de la peine de mort et les limites à l’intrusion des militaires dans la vie politique en sont des exemples. Le dernier véhicule de la nouvelle stratégie turque est représenté par l’emploi d’une diplomatie active fondant ses engagements sur la coopération plutôt que sur la confrontation – d’où cette ouverture avec le voisin syrien, se traduisant par une libéralisation des frontières. En effet, plus besoin de visa d’entrée entre les deux pays, ce qui est un acte audacieux, sachant que la Syrie est toujours sur la liste des pays soupçonnés par ses rivaux d’héberger des terroristes. Il est aussi important de mentionner l’ouverture à l’égard des Kurdes irakiens et la visite d’Ahmet Davutoglu dans le Kurdistan irakien, qui fut un geste spectaculaire de confiance en soi et de détermination pour régler ce conflit historique. Dans le même sillage, s’inscrit également la visite du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et sa tentative de faire contrepoids au discours populiste antioccidental et antiaméricain du Président iranien Mahmoud Ahmadi-Najad. L’ouverture et la réconciliation avec l’Arménie, même si limitées, a permis un déblocage historique. Une stratégie conciliante envers cette psychose culturelle, une fois bien exploitée, pourrait être un acquis important pour l’ambition néo-ottomane de la Turquie nouvelle.
En outre, il serait téméraire de penser que la diplomatie turque se fait à l’encontre des désirs et des intérêts stratégiques américains. Néanmoins, il ne faut pas minimiser ou ignorer les intérêts turcs spécifiques dans leur approche économico-stratégique. Au niveau économique, la production turque a atteint un niveau requérant de nouveaux marchés. Les marchés syrien, irakien, caucasien, tout comme ceux de l’arc turcophone, ont besoin des produits turcs, mais du même coup, l’économie turque reste dépendante des hydrocarbures des pays producteurs comme l’Iran ou l’Irak. De plus, la Turquie doit attirer des investissements étrangers directs afin d’accroître la diversification de son marché, d’où sa sollicitation des pays producteurs de pétrole. En dernier lieu, si l’on se penche sur sa relation avec l’Europe, la stratégie turque de remaniement des relations de voisinage pourrait viser la facilitation de son intégration au sein de l’Union européenne.
Selon tous les scénarios, la Turquie poursuit une initiative motivée par une nouvelle ambition impériale, le regain de l’influence turque dans la région étant le plus symptomatique de cette ambition. En effet, les diplomates turcs ont bien compris qu’un apaisement avec l’Israël apporterait des gains à la stabilité de la Turquie, mais non pas à son expansion. Le choix de l’État israélien de vivre en forteresse n’est pas défendable au sein de l’opinion publique et politique turque. C’est pourquoi la diplomatie turque s’est employée à marquer des points, soit de par ses liens directs avec le Hamas (apparenté aux frères musulmans présents dans le pouvoir turc) soit en tirant avantage de l’effritement de l’influence égyptienne. En même temps, la Turquie ne peut pas accepter une expansion iranienne autour de ses frontières, surtout en Irak et en Syrie. Manifestement, les Iraniens ont une influence dominante en Irak, mais il reste que les Arabes sunnites et les Kurdes, majoritairement sunnites, regarderont d’un bon oeil une intervention en leur faveur. Le cas de la Syrie est particulièrement intéressant, car la sollicitation de la Turquie par le régime syrien vise trois objectifs : préserver des négociations avec l’Israël par le biais d’une médiation turque plus ou moins active, honorer son rôle auprès des islamistes syriens s’opposant au régime et envers l’ensemble de la communauté sunnite en Syrie et au Liban (la Turquie a une participation majeure dans la FINUL – Force intérimaire des Nations Unies au Liban) et, finalement, exercer ses prérogatives de médiateur entre la Syrie et les Occidentaux. Aussi, fidèle à l’emploi de la coopération au détriment de la confrontation, la Turquie a fait les bons offices d’éviter un conflit vis-à-vis du Pakistan et de l’Iran lors des attentats des activistes sunnites baloutches de Jundallah.
En somme, la Turquie promeut un nouveau statut régional en profitant des vides créés dans son voisinage et des faiblesses des puissances régionales dans le règlement des conflits transfrontaliers. En ce sens, elle se positionne à la fois comme une puissance et une présence amicale pour son voisinage et pour l’Occident. Résultat, la Turquie reprend sa connotation ottomane et se positionne comme une puissance centrale sur l’échiquier du Grand Moyen-Orient. Là où Iraniens, Américains et Israéliens ont de toute évidence échoué !
bioline : Sami Aoun est professeur titulaire à l’École de politique appliquée à l’Université de Sherbrooke. Spécialiste du Moyen-Orient, il est chercheur au Groupe de recherche société, droit et religions à Sherbrooke et chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal.