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La Turquie dans l’UE La plate-forme musulmane, un enjeu pour l’intégration ?

lundi 22 août 2011, par Marco Lavopa

La demande d’adhésion à l’UE d’un pays comme la Turquie, porteur d’une identité religieuse à majorité musulmane pose à l’Europe un certain nombre de questions quant à l’identité européenne et quant à son devenir, autour d’une « communauté de destin » [1] .

L’Europe n’est pas une simple « expression géographique », telle que l’était l’Italie en 1815 pour K. von Metternich, occupé à refaire son Europe. L’historien italien Federico Chabod, dans son livre Storia dell’idea d’Europa, a écrit que « dans la formation du concept d’Europe et du sentiment européen, les facteurs culturels et moraux ont eu, pendant sa période décisive, une prééminence absolue, même exclusive ». Pour sa part, l’historien français René Rémond observe, dans Religion et société en Europe, que l’Europe a la caractéristique d’être le seul continent entièrement christianisé, soulignant que la « commune appartenance chrétienne est une composante de l’identité européenne... Le christianisme a imprimé sa marque sur le Continent ».

Les frontières ne sont pas seulement des limites matérielles et bien visibles. Elles parcourent les esprits et les âmes des Européens. Pendant que l’élargissement géographique de l’UE répond à sa logique propre, une nouvelle frontière s’ouvre dans le cœur de l’Europe : la frontière religieuse.

Le facteur religieux

La frontière religieuse met en jeu une pluralité de fois, d’appartenances ethniques et nationales, ainsi que de mémoires historiques. L’Europe est en effet une mosaïque de pays, de peuples et de cultures : un extraordinaire et complexe diversité. L’intégration européenne ne pourra se réaliser pleinement que si les parties prenantes parviennent à dépasser cette frontière, notamment par l’art du compromis.

L’historien français Lucien Febvre avait écrit de l’Europe en 1944 : « L’unité européenne n’est pas l’uniformité : dans l’histoire de l’Europe, le chapitre des dissemblances reste aussi important que celui des ressemblances ». L’existence d’une civilisation européenne occidentale et d’une civilisation slave (orthodoxe, byzantine, ottomane) ne s’oppose pas à une vie ensemble, à une collaboration et à une intégration. Même si Samuel Huntington, quant à lui, applique également au champ européen la « prophétie » du « choc des civilisations ». Dans son ouvrage The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, il définit un limes entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale, qui passe par les différences de civilisation induites par les confessions religieuses et les démarcations nées sur les décombres de l’Europe des Habsbourg et de l’Europe danubienne. Toutefois, ce limes n’induit pas obligatoirement et automatiquement l’affrontement et la guerre, et n’empêche pas non plus la construction d’une Europe politiquement solidaire qui célèbre la diversité et la pluralité.

Une UE formée, comme aujourd’hui, de pays à majorité catholique, protestante ou orthodoxe, incluant la présence de minorités musulmanes (notamment en Bulgarie, Roumanie et Grèce), est-elle pour autant prête à recevoir pour l’intégrer un pays entièrement musulman ?

La plate-forme musulmane

Lors du Sommet européen d’Helsinki en décembre 1999, le statut de candidat potentiel à l’UE fut accordé à la Turquie, alors qu’il lui avait été refusé, après de houleuses polémiques, à l’issue du précédent Sommet (Luxembourg) [2] .

La crise financière de 2000-2001 et l’effondrement institutionnel par suite des résultats des consultations politiques turques de novembre 2002 ont créé des tensions latentes entre Ankara et Bruxelles. Puis le sommet européen de Copenhague (12-13 décembre 2002) a désigné comme candidats à l’adhésion à l’UE huit pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Estonie, Lettonie et Lituanie), ainsi que Malte et Chypre. Cette décision a détourné l’attention de l’Europe quant au sort de la Turquie et, selon cette dernière, contribué a retardé l’examen de sa propre candidature.

Les élites intellectuelles européennes ont alors commencé à évoquer le fait que la « plate-forme musulmane » constituée par la Turquie était un facteur discriminant dans sa candidature à l’adhésion à une UE qui apparaît de plus en plus comme une sorte de « Christian club » exclusif [3] .

Les réformes structurelles politiques et économiques mises en œuvre par le gouvernement d’Ankara fournirent ensuite un important encouragement pour que, le 3 octobre 2005, comme convenu lors du Conseil européen de Bruxelles des 16-17 décembre 2004, soient officiellement entamées les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE. Puis, suite aux reproches proférés par Bruxelles qui a prétendu constater une réduction de l’engagement européen du gouvernement turc, les relations entre les deux parties ont subi un brusque refroidissement.

Actuellement, la question de la potentielle adhésion de la Turquie à l’UE est appréhendée essentiellement sous l’angle religieux, et met en avant une incompatibilité entre les valeurs prétendument dominantes de la société turque (une « plate-forme musulmane » présentée comme non libérale et capable de mettre en œuvre un islam fondamentaliste) et celles de l’UE (présentée comme chrétienne, laïque et libérale).

En Europe de l’Ouest, de nombreux observateurs ont qualifié avec préoccupation la candidature turque d’« anomalie », et ce, pas seulement pour les questions liées au respect des droits de l’homme, aux relations avec Chypre et la Grèce, ou au différentiel de développement économique. La question qui préoccupe Bruxelles semble bien être, avant tout, celle de l’identité turque, ce pays appartenant, par sa religion et sa culture, au monde musulman. Outre le poids d’une des grandes civilisations qui ont fait l’histoire musulmane, la Turquie dans l’UE apporterait plus de soixante-sept millions de personnes de confession musulmane. Or, l’UE compte déjà une vingtaine de millions de musulmans. Sur le vieux continent, vivent en outre d’autres pays musulmans (l’Albanie et la Bosnie-et-Herzégovine) qui pourraient, demain, être autant de candidats potentiels à l’adhésion à l’UE. L’entrée des musulmans turcs modifierait donc grandement l’équilibre de la composition religieuse de l’UE en faveur de l’islam.

La laïcité à l’épreuve

L’examen de la demande d’adhésion à l’UE de la Turquie progresse, sous le regard vigilant des institutions européennes et du Vatican [4]. Il est frappant de constater qu’en ce qui concerne les questions de la laïcité et du rôle de la religion dans la vie publique, les critiques les plus fréquemment proférées au sein de l’UE-27 voient se retrouver sur un même front les défenseurs de la laïcité européenne et ceux qui, au contraire, appréhendent l’Europe avant tout comme un club chrétien exclusif [5].

Au fil des années, l’opinion publique européenne comme sa classe politique ont de plus en plus fréquemment évoqué la question de l’admission de la Turquie dans l’UE sous l’angle d’une crainte de l’introduction d’un corps étranger dans l’organisme européen. Pourtant, au contraire, une responsabilité commune et solidaire de l’ensemble de l’UE envers les sociétés musulmanes –comme la Turquie– peut-être la nouvelle voie pour une Europe qui semble actuellement avoir perdu sa mémoire historique, sa raison d’être.

L’entrée de la Turquie dans l’UE n’est pas simplement une étape institutionnelle européenne : elle constituerait pour la communauté internationale un événement de grande importance pour le rôle dont la Turquie, comme adhérent à l’UE, pourrait avoir à propos des actuels bouleversements du monde arabe dans le bassin Méditerranéen. Elle ouvrirait de nouveaux espaces et responsabilités, et contribuerait efficacement à la stabilité du Moyen-Orient. Une UE qui se trouverait à la frontière de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran et de certains pays de l’ex-Union soviétique ne pourrait pas, à ce point, se désintéresser des crises et des enjeux qui touchent une zone parmi les plus instables du globe terrestre. Il s’agit d’un scénario fondamental, d’une trame future à écrire, d’un destin à imaginer, d’une maison à construire, la Maison commune européenne.

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Notes

[1E. Morin, Vers l’abîme ?, Carnets de l’Herne, Paris, 2007.

[2Z. Öniş, Domestic Politics, « International Norms and Challenges to the State : Turkey-EU Relations in the post-Helsinki Era », in A.Carkoglu, B.Rubin (eds.), Turkey and the European Union. Domestic Politics, Economic Integration and international Dynamics, London-Portland, OR, 2003, pp.9 et suiv.

[3S. Erdem, EU not a Christian club, says Turkey Victor, « The Times », 12 novembre 2002. Sur la question identitaire, Z. Öniş, Turkey, Europe, and Paradoxes of Identity : Perspectives on the International Context of Democratization, « Mediterranean Quart. », 3/1999, pp.107 et suiv.

[4WikiLeaks cables : Pope wanted Muslim Turkey kept out of EU, http://www.guardian.co.uk/world/201....

[5E. Shakman Hurd, « Negotiating Europe : The Politics of Religion and the Prospects for Turkish Accession », Rev. Int. Studies, 2006, pp. 401 et suiv.

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