Une interview de Jean-Pierre Filiu, Professeur à Sciences-Po Paris.
Les conférences de Jean-Pierre Filiu ont été la semaine dernière un des moments forts des « Rendez-vous de l’histoire de Blois » qui, cette année, étaient consacrés à l’Orient. Pour cet historien arabisant, les révoltes arabes de 2011 forment une seule et même révolution arabe, une seconde renaissance qui serait le prolongement de la Nahda, la première renaissance arabe du XIXe siècle menée, déjà, par la Tunisie et l’Egypte. Cette révolution marque aussi, dit-il, la fin de l’« orientalisme », ce courant de pensée occidental qui voyait dans le monde arabe un « ailleurs » exotique.
Nous n’avons pas fini de tirer des enseignements de cette révolution arabe, dites-vous…
Je pense profondément que la révolution arabe marque la fin d’une certaine approche intellectuelle associée à l’« orientalisme ». Je ne parle pas de la grande tradition orientaliste littéraire et artistique du XIXe siècle, la plus noble, qui participe de notre patrimoine collectif (elle a énormément apporté au savoir, à la culture, à l’histoire). Mais de cet orientalisme devenu idéologie, dont les véhicules principaux ont été des universitaires comme Bernard Lewis ou Fouad Ajami. Le présupposé en étant la construction d’un « autre » qui était l’Orient. On voit bien comme cela a pu alimenter une idéologie néoconservatrice sur la fatalité du retard, du handicap du monde arabe, une production intellectuelle dont le mot-clé était « déficit ». Cela a donné le discours des néoconservateurs américains sur l’Irak : « Les Arabes ne connaissent que la force » ; « La démocratie ne peut être imposée que par le haut » et j’en passe. Le corps expéditionnaire américain a vite été confronté en Irak à l’enlisement de la dernière guerre coloniale de notre époque. Il a dès lors exhumé une anthropologie coloniale, datant de l’Empire britannique, avec ses registres de tribus et ses classifications ethniques.
Des généraux, menés à partir de 2007 par David Petraeus [l’actuel chef de la CIA, ndlr], ont ainsi coopté des universitaires « embedded » dans leurs unités en Irak. Le paradoxe fut qu’ils ont ainsi reconstruit des catégories archaïques, tribales ou confessionnelles, sans se rendre compte qu’ils étaient en train de recréer cette réalité qu’ils prétendaient réformer. C’est cet orientalisme-là dont je peux annoncer la fin. Cet orientalisme manipulateur au service d’une projection du pouvoir.
Ce courant aurait contribué à maintenir un couvercle sur ces différentes sociétés ?
Oui, car, pendant ce temps, la recherche historique elle-même était sabotée dans toute la région. Avec des étudiants empêchés de travailler sur leur société par les régimes en place. Ceux-ci ne voulaient pas que le monde extérieur connaisse la vérité sur ce qui se passait à l’intérieur de leurs frontières, sinon tout leur discours menaçait de s’effondrer.
Avant la révolution, les départements « histoire » de ces pays étaient en passe de perdre tous leurs moyens. La discipline historique était même vouée en Tunisie à disparaître du champ universitaire. Tout ce qui a trait à l’histoire a été sinistré par Ben Ali. C’est pourquoi nous sommes à la veille de mouvements universitaires très importants dans les pays arabes, portés par une nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs. Dans nos pays également, les jeunes talents vont se tourner vers les études arabes, non pas parce que les Arabes sont différents, mais parce qu’ils sont comme nous. Ils savent qu’on peut apprendre des choses sur les Arabes qui ne concernent pas que les Arabes. D’ailleurs, quand j’ai rencontré des Indignés, à New York comme à la Puerta del Sol, je les ai entendus dire : « C’est la Tunisie ou l’Egypte qui nous inspirent ! » C’est cela aussi la fin de l’orientalisme ! L’étude de ces mouvements et de ces sociétés arabes doit nous apprendre aussi sur nous ! Elle est là, l’universalité. C’est l’antidote à la sacralisation de la différence, au fétichisme de l’orientalisme.
Vous qui êtes historien, pensez-vous que le retard pris dans la recherche soit rattrapable au sein de ces différents pays ?
Quand on va écrire l’histoire récente de la Libye, de la Syrie, de la Tunisie, on va aller de découverte en découverte, tant notre ignorance sur le fonctionnement concret de ces régimes était grande. Nous sommes face à un champ largement vierge, celui de l’histoire contemporaine de ces sociétés. C’est un défi immense mais on a les moyens d’y répondre. Je suis confiant. On peut imaginer des coopérations bilatérales, voire trilatérales entre ces différents pays, sur l’écriture en commun de ces histoires. Le récit d’une histoire croisée qui ne soit pas en surplomb mais ancrée dans la vie quotidienne, une histoire nourrie de la masse de documents comme de témoignages libérés par la vague révolutionnaire.
Vous évoquez l’émergence d’une nouvelle langue arabe qui aurait justement permis à toutes ces sociétés de se répondre et de s’unir…
Oui, jamais autant d’Arabes n’ont aussi bien parlé le même arabe. C’est celui qu’on appelait l’arabe de presse et qu’on appelle maintenant l’arabe moderne standard. C’est l’arabe d’Al-Jezira qui a été transmis dans un cadre laïque. Il n’est pas le produit d’une expérience religieuse, ce n’est pas l’arabe de la madrasa ou de la mosquée. C’est une langue vivante qui amalgame le langage d’Internet, celui de la rue et de la télé. Avec une langue de ce type, on peut formuler du salafisme mais ce sera décalé, ce ne sera pas la langue du peuple. Sur Internet, on a cette capacité d’invention, de récupération des termes de toutes provenances qui sont ensuite arabisés. En Syrie, par exemple, il ne restait plus que les éternelles blagues héritées du système soviétique. Et là, depuis quelques mois, la population ne cesse d’inventer des locutions nouvelles. Elle détourne la propagande officielle. Cette révolution a permis aux pays arabes de retrouver leur humour, même dans les pires moments.
Dernier ouvrage paru : « La Révolution arabe. Dix leçons sur le soulèvement démocratique » (Fayard).