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La patronne Bosphore

lundi 15 novembre 2010, par Marc Semo

Portrait d’Umit Boyner .
C’est une femme qui dirige le Medef turc. Cette spécialiste en finance formée aux Etats-Unis se revendique démocrate, tournée vers l’Europe.

Par MARC SEMO

La baie vitrée ouvre sur un paysage de carte postale avec dans le lointain les dômes et minarets des mosquées impériales. Aux tours de verre et d’acier des nouveaux quartiers d’affaires, l’association du grand patronat turc, la Tüsiad, a préféré un immeuble historique de Pera, jadis quartier levantin au cœur de l’ex-capitale ottomane, avec ses bars branchés et ses galeries d’art. « Le bouillonnement de la ville est revenu vers ces vieux quartiers », se réjouit Umit Boyner, élue l’an dernier à la tête d’une organisation qui représente quelque 3 000 grandes entreprises produisant plus de 65% du PIB turc. Son prédécesseur à ce poste était déjà une femme.

Robe grise parfaitement coupée, sourire chaleureux et bijoux discrets, cette spécialiste en finance formée aux Etats-Unis, incarne la nouvelle image du grand business turc. Les femmes y sont nombreuses à occuper des postes de PDG. « Un des taux les plus importants parmi les pays de l’OCDE, juste derrière la Finlande et le Danemark selon le Forum économique mondial », souligne la patronne des patrons qui aime à pulvériser les clichés. Y compris dans ses hobbies. Elle adore le kick boxing - la boxe thaï. « La concentration mentale y compte plus que la force musculaire », précise en souriant cette femme plutôt menue. C’est d’ailleurs au gymnase qu’elle a connu son second mari Cem Boyner, patron d’un des principaux groupes de textile et de distribution du pays. Quand elle n’est pas à la Tüsiad, elle travaille au Boyner Holding, aux côtés de son mari dans une tour du Mashattan - contraction de Maslak et de Manhattan - le principal quartier d’affaires au nord de la ville. Elle habite sur la rive asiatique du Bosphore. Un va-et-vient quotidien épuisant.

La Tüsiad, c’est à la fois le Medef - bien qu’il ne s’agisse pas d’une confédération patronale proprement dite - et beaucoup plus que le Medef. Rapports, séminaires, lobbying. Depuis un quart de siècle, l’association s’active à promouvoir la démocratisation du pays et son engagement européen en lançant le débat public sur les questions les plus sensibles comme les droits des minorités et notamment ceux des Kurdes. « Une bonne économie et la croissance dépendent du système éducatif, de la démocratie, de la stabilité politique, du bon fonctionnement de la justice », explique Umit Boyner rappelant volontiers que « la première des priorités de la Turquie est le rattrapage de son déficit démocratique ».

Son parler vrai irrite même si, avant elle, la Tüsiad n’a jamais hésité à critiquer le ralentissement des réformes. En septembre, lors du référendum sur des amendements à la Constitution imposée il y a trente ans par les militaires, la Tüsiad avait jugé ces changements à la marge insuffisants. Le refus de l’association d’appeler à voter oui ou non, dans une consultation devenue un plébiscite pour le parti islamo-conservateur au pouvoir, entraîna l’ire du Premier ministre Erdogan qui lança « ceux qui refusent de prendre parti seront anéantis ». Les oui l’ont emporté par 58%. « La polarisation politique était très forte et en restant fidèle à ses principes, la Tüsiad était une cible », soupire-t-elle.

La politique l’a toujours passionnée. Un grand-père inébranlable dans sa fidélité à l’héritage de Mustafa Kemal, fondateur d’une république inspirée du modèle jacobin. Un père industriel et libéral démocrate. Un oncle leader maoïste longtemps contraint à l’exil puis devenu un éditorialiste de renom, admirateur d’Erdogan. « Leurs visions à tous les trois étaient très différentes mais ils arrivaient à dialoguer, c’est pourquoi je suis surprise quand le débat politique prend des formes violentes », explique la belle et volontaire quadragénaire. Partie aux Etats-Unis à l’âge de 17 ans, formée à l’université de Rochester dans l’Etat de New York, elle est revenue en Turquie à la fin des années 80, au début de la libéralisation, avec son premier mari. « Je voulais rendre à ce pays un peu de ce qu’il m’avait donné. » Quand son second mari crée, en 1993, le mouvement Nouvelle Démocratie pour moderniser un système encroûté, elle le suit sans hésiter. Les intellectuels sont enthousiastes et les sondages prometteurs. Le parti ne dépassera jamais les 1% des suffrages. « Il a néanmoins été le précurseur de thématiques sur les libertés ou l’Europe, encore aujourd’hui au centre du débat », insiste la présidente de la Tüsiad, qui rappelle volontiers « l’importance de distribuer de la façon la plus large possible la richesse créée ».

Nombre de grandes familles du patronat turc se sont lancées dans le mécénat et la création de musées d’art contemporain. L’engagement d’Umit Boyner est avant tout social. Sa fondation aide les jeunes filles de milieux défavorisés à accéder à l’enseignement supérieur. « L’éducation est la condition même d’une égalité des chances », souligne cette féministe convaincue. Elle est favorable à une levée de l’interdiction du port du foulard à l’université car « toute personne doit pouvoir étudier quel que soit son rapport à la religion ». Croyante, elle pense que la foi est avant tout « une question privée » mais elle refuse de stigmatiser celles qui font un autre choix. Des positions qui choquent souvent ses pairs issus comme elle des anciennes élites républicaines européanisées que l’on surnomme « les Turcs blancs » inquiets pour la laïcité républicaine. Mais Umit Boyner est consciente des enjeux. La société turque reste très conservatrice et il y a à peine 25% de femmes dans la population active.

Industrielle, Umit Boyner n’en est pas moins chef d’une famille recomposée forte de ses deux enfants nés de son premier mariage et des trois de son mari. C’est aussi une mère méditerranéenne. Descendante de Turcs expulsés de Grèce lors des grands échanges de population d’après la Première Guerre mondiale, elle revient tous les étés dans sa maison d’Ayvalik sur la côte égéenne. Elle y a ses oliviers. Elle y produit son huile d’olive qu’elle offre à ses amis.

Umit Boyner se considère pleinement et naturellement européenne bien qu’aujourd’hui nombre de Turcs, las des rebuffades bruxelloises, commencent à rêver à d’autres avenirs. Puissance économique émergente quasi épargnée par la crise financière, la Turquie se tourne de plus en plus vers l’Asie et le Moyen-Orient. « Ces marchés sont des opportunités et nous avons des entrepreneurs aussi jeunes qu’énergiques », dit-elle en souriant soulignant que cette reconquête de l’Orient complète un projet européen qui reste pour la Tüsiad la grande priorité. « La question n’est pas de savoir si la Turquie peut dès maintenant devenir membre de l’Union mais de savoir si elle pourra y être intégrée quand elle aura achevé son processus de réformes et répondra à tous les critères. » Quand on lui demande ce que son pays peut apporter aux Vingt-Sept, elle rétorque avec un large sourire : « Plus de diversité et notre dynamisme. » Umit, son prénom, signifie en turc « espoir ».

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- Umit Boyner en 5 dates :

1963 : Naissance à Istanbul.
1980 : Etudes à Rochester (Etats-Unis).
1985 : Diplôme en finance, retour en Turquie.
1996 : Vice-présidence Boyner Holding.
Janvier 2010 : Présidence de la Tüsiad.

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Sources

Source : Libération du 6 novembre 2010

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