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L’Anatolie ottomane par Jean-Paul Roux

lundi 7 février 2011, par Jean-Paul Roux

Jean- Paul RouxL’Anatolie ottomane a-t-elle une histoire ? Avec son grand passé gréco-romain, puis chrétien,
avec l’éclat de la civilisation seldjoukide aux XIIe et XIIIe siècles, on se serait attendu à ce qu’elle
continuât à jouer un grand rôle. Il n’en est rien. C’est à peine si on la mentionne dans les
ouvrages consacrés aux Ottomans. Conquis dans la deuxième moitié du XVe siècle par les
Ottomans, les Turcs d’Anatolie ne se résignèrent jamais à leur vassalité. Au XIXe siècle, leur
poids démographique et les troubles fomentés par les chrétiens et les Arabes conduisent les
sultans à s’appuyer toujours davantage sur les Turcs d’Anatolie. Jean-Paul Roux évoque pour
nous le destin de ces Anatoliens qui considérèrent toujours les Turcs ottomans comme des
Européens.

Jean-Paul Roux

Une conquête tardive des Ottomans

L’Anatolie est entrée tard dans leur empire. Certes les Ottomans en sont issus. Venus d’Asie
comme tous les Turcs, ils forment, au tournant de l’an 1300, une petite principauté en son extrême
occident, aux confins de Byzance, une parmi d’autres beaucoup plus puissantes qui se partagent la
succession des Seldjoukides. Ce n’est qu’en 1326 qu’ils prennent Brousse – Bursa – dont ils font
leur capitale, qui sera longtemps leur seule grande ville en Asie, où ils déploieront avec génie leur
activité architecturale. Ils ne s’intéressent toutefois pas encore à leurs voisins et essaient de se tenir
à l’écart de leurs querelles. Ils regardent en effet vers l’Occident. Dès 1346, ils passent les
Dardanelles, pénètrent dans les Balkans, où ils avancent toujours plus loin. Ils y fondent une
seconde capitale dans la ville d’Hadrien, Andrinople – Édirne –, et y jettent les bases de leur future
puissance. Ils ont un peu élargi leur domaine asiatique autour de la mer de Marmara, touchent à la
mer Noire et à l’Égée quand Bayazid Ier, entre 1389 et 1402, entreprend enfin la conquête
systématique de l’Anatolie. Il l’a déjà bien entamée et semble en passe de devoir l’achever quand il
se heurte à Ankara, en 1402, à Tamerlan, surgi du centre de l’Asie. Alors que ses troupes
européennes se font tuer, ses contingents turcs passent à l’ennemi et amènent sa complète défaite.
En une seule journée, il perd toute l’Anatolie. Les Balkans sont restés fidèles aux Ottomans et, en
peu de temps, ceux-ci opèrent leur redressement. Ils le font si vite qu’en 1453 ils peuvent
s’emparer de Constantinople. Ils en tirent une gloire immense ; c’est alors pour eux un jeu de
reconquérir l’Asie Mineure. En 1459, les Génois sont expulsés d’Amasra ; en 1461, Trébizonde
tombe ; en 1468, Konya ; en 1470, Alanya. La puissante principauté karamanide est éliminée. En
1473, celle, plus considérable encore, des Akkoyunlu, des Turcs nomades – Türkmen – des
confins de l’Iran, est vaincue à son tour.
Turcs d’Anatolie et Turcs d’Europe
Victoire certes et, en apparence au moins, totale. En effet, les populations turques anatoliennes ne
se résignent pas à leur vassalité et ne le feront sans doute jamais. Rien ne leur plaît dans leurs
vainqueurs. Pour eux, ce sont des Européens, non des Turcs : n’en donnent-ils par la preuve en
confiant leur administration à des Européens, des renégats, des hommes qui ne connaissent rien à
leurs problèmes ? Ce sont, en outre, des sunnites, donc des ennemis déclarés de leur hétérodoxie,
qui est un peu chiite, beaucoup plus chamanique, peut-être un peu chrétienne. Ne visent-ils pas à
détruire leurs traditions, leur langue ? Ne sont-ils pas plus favorables aux Grecs, aux Arméniens,
aux juifs qui détiennent les finances et le commerce qu’à eux, surtout paysans ou pasteurs
nomades ? Et il est vrai qu’ils auront souvent quelque raison de se plaindre ; il ne manquera pas en
effet de mesures pour les sédentariser, l’État ne fera pas beaucoup pour eux et ils seront trop
longtemps méprisés. C’en sera au point que, dans ce pays riche, encore au XIXe siècle, des
famines jetteront sur les routes des masses de paysans forcés d’abandonner leurs terres ; c’en sera
au point qu’au XIXe siècle le mot « turc » désignera le terrien, le rustre.
Le pays bouge, il cherche un leader. Il le trouve en un chaikh, proche d’eux par les croyances, qui
parle turc, pense turc et qui le fanatise : le chef de l’ordre religieux des Safiya, les Séfévides. Les
hommes des tribus répondent avec enthousiasme à son appel. Ils lui fournissent les soldats dont il
a besoin dans la lutte qu’il entend engager contre les Ottomans. Grâce à eux, il prend Tabriz et se
fait proclamer roi sous le nom de Chah Ismaïl en 1502.
Aussitôt les Ottomans réagissent. Leur sultan, Selim Ier, n’est pas un tendre. Ceux de ces
hétérodoxes que l’on nomme désormais les kizil bash ou « têtes rouges », qui ne sont pas passés en
Iran, subissent sa violence. On arrête, on déporte, on exécute. Sans doute est-ce une légende que le
massacre en 1513 ou 1514 de quarante mille des leurs ; peu importe puisqu’on y croit et puisque le
génocide reste dans le souvenir. La défaite, d’ailleurs nullement totale, du chah d’Iran à Tchaldiran
en 1514, loin de résoudre les problèmes, creuse un peu plus le fossé entre Turcs d’Europe et Turcs
d’Anatolie, entre sunnites et kizil bash. Elle permet en revanche aux Ottomans d’achever
l’unification de l’Anatolie en annexant les provinces du sud-est (1515), puis, à l’issue de nouvelles
guerres, celles du nord-est, avec Erzurum et Van (1535).

L’affirmation d’une identité culturelle

Les sols ont été conquis, non les cœurs. Les Anatoliens conservent leur animosité, on n’ose pas
dire leur haine. Elle se cache, et s’exprime parfois, même dans les élites. Le grand poète classique
Fuzuli (1494-1555) chantera Chah Ismaïl avant de se rallier prudemment aux Ottomans après leur
victoire. Ils accueillent volontiers les proscrits, les déserteurs de l’armée, et quand ceux-ci leur
fournissent des chefs ou des prétextes, ils se rebellent. Il éclatera une véritable révolution au début
du XVIIe siècle qui durera jusqu’en 1628. Ils se replient à tout le moins sur eux-mêmes. Alors que
la littérature officielle devient ampoulée, truffée de mots arabes et persans, ils conservent presque
intacte leur vieille langue simple et directe. Ils gardent aussi davantage leur artisanat, très
influencé par l’Iran ; c’est ce qui leur permet peut-être de donner à l’art ottoman deux de ses plus
remarquables expressions, le tapis, les ushak – dès le XVIe siècle et donc avant bien d’autres –, la
céramique d’Iznik – ou aussi de Damas ou de Rhodes, – qui couvre de splendides lambris les
monuments impériaux et plus tard celle moins éclatante de Kütahya. Pour le reste, leurs apports
semblent de mince importance. Si Sinan (1489-1588 ?), un des plus grands architectes de tous les
temps, n’était pas né dans le district de Kayseri, on ne pourrait citer de grands noms anatoliens,
hormis quelques vizirs, comme cet Ibrahim pacha du XVIIIe siècle, et quelques calligraphes, qui
ne sont d’ailleurs pas des astres de première grandeur.
La grandeur de l’empire, l’influence qu’il exerce partout les atteint peu, sauf par le truchement des
ordres religieux d’époque seldjoukide qui conservent leur prestige : celui fondé à Konya par le
grand mystique Djelal al-Din Rumi – les Mevlevi ou derviches tourneurs ; celui des Bektashi –
hétérodoxe mais contrôlé par l’État et étroitement lié au corps des janissaires. C’est notamment
pour eux que sont érigés quelques-uns des monuments d’Édirne, de Damas ou du Caire, dignes de
ceux d’Istanbul. Au premier chef, il faut citer le magnifique ensemble aménagé au XVIe siècle
pour le couvent-mère des Mevlevi à Konya et la mosquée de Sélim qui le jouxte. Peu d’œuvres
anatoliennes peuvent lui être comparées, si ce n’est le complexe de Bayazid à Amasya (1486),
érigé alors que le prince héritier était gouverneur de la ville.
En revanche, la culture populaire est d’une incontestable richesse. Des poètes ambulants, les achik,chantent leurs amours débridés, leur révolte, osant même exalter les chahs d’Iran : Pir Sultan
Abdal, au XVIe siècle, y perd la vie. Au XIXe encore, l’un d’eux évoquera l’insurrection des Türkmen contre les tentatives de sédentarisation. Des épopées exaltent des héros comme Köroglu, bandit d’honneur du XVIe siècle et célèbre encore aujourd’hui.

La revanche des Anatoliens

Il faudra des revers pour que la situation change. Au début du XVIIe siècle, Osman II songe à
turquifier l’administration en faisant appel à des éléments anatoliens : il est vite assassiné. Au
XVIIIe siècle, on commence à se soucier de l’acculturation des masses, d’abord en édifiant des
medrese – Ibrahim Pacha de Nevshehir, 1726, Djihanoglu d’Aydin, 1756 –, puis des mosquées
dans des villes qui amorcent un développement qu’elles poursuivront avec l’industrialisation ;
Smyrne comptera ainsi deux cent mille âmes en 1880. L’on en construira alors sans doute plus en
cent ans qu’on ne l’avait fait en trois siècles et cela continuera au XIXe siècle : mosquées de
Yozgat, d’Izmir, de Tokat, et l’étonnante Aziziye de Konya… En 1784, Selim III crée une
« nouvelle armée » recrutée essentiellement en Anatolie, associant enfin les Turcs aux destins de
l’Empire. En 1843, la conscription est rendue obligatoire ; elle intéresse surtout les Turcs car on se
méfie des chrétiens qui s’insurgent partout, voire des Arabes qui commencent aussi à le faire. Le
pacha d’Égypte Mehmet Ali n’a-t-il pas envahi l’Anatolie et poussé jusqu’à Kütahya en 1833, ce
qui montre que les dangers ne sont pas seulement extérieurs ? On autorise donc les premiers à
payer une dîme pour être exemptés de service tandis qu’on néglige l’enrôlement des seconds. Les
Turcs pèsent de plus en plus lourd dès lors que l’étendue de l’empire diminue. En Anatolie, où –
mêlés à des Grecs, à des Arméniens, à des Kurdes – ils n’étaient ni les plus favorisés ni les plus
nombreux, ils augmentent en proportion et en nombre absolu ; cela ne tient pas tant à un essor
démographique qu’à l’émigration, sans cesse croissante, des chrétiens en Europe ou en Amérique,
et à l’immigration massive de Turcs, chassés des Balkans, du Caucase et de Russie. Après 1887,
on estime que les musulmans, Kurdes compris, représentent les trois quarts de la population.
L’Anatolie, redisons-le, n’avait jamais été ottomane de cœur et elle n’avait pas joué un grand rôle
dans l’empire. Quand, à l’issue de la première guerre mondiale, le sultan ne règne plus que sur elle
et sur sa capitale, où il est plus ou moins prisonnier, il ne peut pas compter sur elle. Avec Atatürk,
ce que les Anatoliens vont défendre, c’est la Turquie, non l’empire. Ils ne peuvent qu’être républicains.
N’est-ce pas inattendu que ces hommes qui avaient été les moins européens des peuples de
l’empire adoptent aussitôt d’enthousiasme les lois, les coutumes et les idéologies de l’Europe, se
veulent Européens ?

Jean-Paul Roux

Janvier 2003

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**Jean-Paul Roux

Historien (1925-2010), spécialiste du monde turc et des arts de l’islam

Né en 1925, Jean-Paul Roux étudié aux Langues O et à l’École du Louvre. Il a consacré une large part de son œuvre à l’étude des peuples turcs et mongols ainsi qu’à l’histoire comparée des religions, des mythes et des symboles.

Il était directeur de recherche au CNRS et enseignait les arts islamiques à l’École du Louvre. Jean-Paul Roux a organisé les deux grandes expositions d’art islamique de l’Orangerie et du Grand Palais. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’islam, les arts islamiques, la civilisation turque, les religions, les mythologies et leurs symboles...

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Voir en ligne : http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/l_a...

Sources

Source : Clio , newsletter de fevrier 2011

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