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Intellectuels turcs, le retour de la peur

jeudi 8 février 2007, par Marc Semo

Source : Libération, le 06-02-2007

Après l’assassinat de Hrant Drink, les menaces ultranationalistes se multiplient.

Les menaces sont arrivées par mail, accompagnées d’insultes sur sa mère et ses aïeux. Des avertissements explicites aussi bien contre lui que contre d’autres intellectuels « traîtres » comme le romancier et Prix Nobel Orhan Pamuk que « rien ni personne ne pourra protéger quand nous voudrons le tuer ». Professeur de sciences politiques à Ankara et coauteur en 2004 d’un rapport officiel dénonçant « le climat de paranoïa » entourant les droits des minorités en Turquie, Baskin Oran est habitué à recevoir ce genre de messages d’intimidation. Mais depuis l’assassinat le 19 janvier par un jeune chômeur ultranationaliste de Hrant Dink, journaliste symbole des Arméniens de Turquie, il est réellement inquiet. Les autorités lui ont finalement attribué un garde du corps, comme à quelques dizaines d’autres intellectuels ou activistes des droits de l’homme considérés comme autant de cibles potentielles. Certains, comme le romancier Orhan Pamuk, ont néanmoins préféré quitter le pays au moins pour quelque temps.

« Irrationnel »

« Il y a un climat général de lynchage encore plus préoccupant qu’un complot organisé : il s’agit d’un phénomène irrationnel, incontrôlable, avec des dizaines de milliers de jeunes paumés ultranationalistes prêts à tout contre ceux qu’ils considèrent être une cinquième colonne de l’étranger et des gaiours [infidèles, ndlr] », explique Baskin Oran, indigné que les deux plaintes déposées les années précédentes après des menaces de mort n’aient jamais abouti. « Pour la première fois depuis des années, je ne me sens plus en sécurité, et j’avais ce sentiment avant même l’assassinat de Hrant Dink », renchérit Yavuz Inen, président de la Fondation pour les droits de l’homme, pourtant habitué à devoir faire face aux procès à répétition : « Nous nous trouvons là face à quelque chose de beaucoup plus dangereux, car plus impalpable et diffus. » Le bonnet blanc que portait Ogün Samast, le jeune tueur de Hrant Dink, est devenu un objet culte dans la mouvance des groupes les plus radicaux héritiers des Loups gris, les bandes d’extrême droite qui s’illustrèrent tout au long des années 80. Une situation d’autant plus inquiétante qu’il y a entre 5 et 7 millions d’armes à feu illégales en circulation dans le pays.

Brandissant des pancartes « Nous sommes tous arméniens », plus de 100 000 personnes ­ turcs, kurdes ou arméniens ­ défilèrent à Istanbul pour les obsèques de Hrant Dink, qui se transformèrent en une immense manifestation pour une Turquie plurielle. « C’était bouleversant, mais il s’agit d’un feu de paille. C’est le groupe qui fait bloc quand un de ses membres tombe, mais cette partie du pays ouverte et libérale qui s’est mobilisée reste malheureusement minoritaire, d’autant qu’il n’y a aucune force politique organisée à même de relayer son appel », analyse Cengiz Aktar, universitaire spécialiste des questions européennes, soulignant que « tous les partis ont protesté contre cet assassinat. Aussi bien l’AKP, du Premier ministre Erdogan issu du mouvement islamiste, et plus encore l’opposition de gauche, qui se réclame de Mustapha Kemal, veulent capitaliser à leur profit le nationalisme montant ».

Paranoïa

Celui-ci se nourrit des frustrations face à l’Union Européenne, accusée de ne pas traiter la Turquie comme les autres pays candidats et soupçonnée de vouloir démanteler le pays par ses pressions en faveur des droits des minorités. La mobilisation, notamment en France, pour exiger des autorités turques une reconnaissance de la réalité du génocide arménien de 1915-1917 a encore accru la paranoïa dans une partie de l’opinion turque. A cela s’ajoute un antiaméricanisme, qui a explosé depuis la guerre en Irak, accusant Washington de jouer ouvertement la carte kurde au risque d’encourager le séparatisme des Kurdes turcs (13 millions de personnes sur 70 millions de citoyens). Ce nationalisme représente un mouvement de fond qui explique aussi l’arrêt depuis 2004 des réformes exigées par l’Union européenne. Ainsi, malgré les pressions de Bruxelles et les appels des ONG, le gouvernement refuse toujours d’abroger l’article 301 du nouveau code pénal sanctionnant « les insultes à la nation turque », qui, sur plaintes d’associations nationalistes, ont valu des poursuites à plus d’une soixantaine d’intellectuels et une condamnation de Hrant Dink à six mois de prison avec sursis.

« L’inquiétude est d’autant plus forte que les ultranationalistes disposent aussi d’évidentes complicités au sein de certains secteurs de l’Etat », assure Baskin Oran, qui se refuse à croire que cet assassinat a été « un acte isolé », comme l’affirment les autorités.

« Gangs infiltrés »

Peu après l’arrestation du jeune tueur, des affiches avec son portrait sont apparues posant sur fond de drapeau turc avec le slogan de Mustapha Kemal : « La terre de la patrie est sacrée, elle ne peut être abandonnée à son destin. » La photo avait été mise en scène par les policiers apparemment admiratifs du geste d’Ogün Samast lors de son arrestation, comme le prouve une vidéo pirate . L’enquête a aussi permis de découvrir que l’un des chefs du petit groupe ultranationaliste de Trabzon, où évoluait le tueur, avait par quatre fois informé la police du projet d’un assassinat de Dink. Mais aucune mesure ne fut prise.

Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a fini par admettre lors d’une conférence de presse la réalité, déjà depuis l’époque ottomane, de « l’existence d’un Etat profond que l’on pourrait décrire comme des gangs infiltrés au sein de l’organisation étatique ». Il reconnaissait, amer : « Notre nation a déjà payé très cher dans le passé le fait de n’avoir pu éradiquer de tels réseaux ». Mais il est resté muet sur la montée de cet ultranationalisme qui alimente la haine contre les intellectuels libéraux et les minorités.

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