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Génocide arménien et loi de pénalisation : le génocide à la carte

jeudi 12 janvier 2012, par Jean-François Daoulas

Pourquoi la France qui a payé un très lourd tribut à la guerre en Bosnie-Herzégovine (73 militaires tués) n’a pas désigné le régime de Milosevic comme l’auteur du génocide de Srebrenica ? Pour ne pas figer l’Histoire d’un monde moderne en accélération perpétuelle, il est peut-être temps de stigmatiser des régimes plutôt que des pays. Aujourd’hui, nul n’accuse l’Allemagne, c’était le régime nazi, on n’incrimine plus le Cambodge, on parle du régime de Pol Pot. Juger un régime plutôt qu’un pays pourrait être une autre manière d’aborder les génocides et d’apporter un moyen de réconciliation entre les peuples en ménageant l’avenir.

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Istanbul - La Bosphore

Il y a 10 ans, le parlement français reconnaissait solennellement le génocide arménien. Je m’en souviens très bien car le lendemain de la promulgation, l’ambassadeur de Turquie à Sarajevo, Mehmet Erozan donnait une réception à l’hôtel Saraj pour fêter l’arrivée de son homologue grec (relire Chroniques Bosniennes N°3. Une leçon de diplomatie).

En fait, c’était un pur hasard du calendrier mais, ce jour là, aucun diplomate français, bien qu’invité, n’était présent. Mehmet Erozan, avec un clin d’œil complice me proposa de trinquer à l’amitié éternelle entre la France et la Turquie sans oublier le quartier latin où nous avions été des étudiants joyeux à la fin des années 60.

Aujourd’hui, sur une proposition de députés PS (gauche) et UMP (droite), le gouvernement de Nicolas Sarkozy a soumis au vote de l’Assemblée nationale une loi qui punit d’un an de prison et d’une amende de 45 000 € quiconque contesterait ou remettrait en cause un génocide décrété par la France.

Si le Parlement n’a pas nommé le génocide arménien dans ce présent texte, c’est parce que la France n’a reconnu officiellement que deux génocides : la Shoah, l’extermination des juifs par l’Allemagne nazie (6 millions de morts) et le génocide arménien par la Turquie (1,5 millions). Depuis le milieu du XXe siècle, le génocide arménien est enseigné à l’école secondaire française et, à part quelques négationnistes notoires, ce génocide est parfaitement ancré dans la mémoire historique de tous les citoyens français.

On peut donc s’étonner de l’urgence d’une telle loi dans une période électorale. Certes la communauté arménienne française est forte de 450 000 descendants des rescapés de ce génocide mais elle ne peut faire basculer le vote vers tel ou tel homme politique puisque droite et gauche appuient le même projet de loi. C’est là qu’intervient la stratégie politique du président Sarkozy. Depuis longtemps, il imite la méthode employée par le parti républicain américain conseillé par ceux qu’on appelle les néo-conservateurs « Les spin-doctors ». Le Story-Telling, c’est raconter et anticiper l’Histoire, c’est ainsi que le parti républicain a réussi à faire élire deux fois Bush.

En proposant cette loi au parlement, Nicolas Sarkozy donne des gages très forts aux électeurs du Front National qui sont farouchement opposés à l’entrée de la Turquie en Europe. Il montre ainsi sa propre détermination d’homme politique en jouant sur l’ouverture aux propositions des députés français de tous bords. Il n’échappera à personne que le génocide arménien est celui de populations chrétiennes par un pays musulman. Tous les électeurs du Front National savent ainsi que l’Islam en France (6 millions de citoyens) est un danger potentiel dont l’actuel président de la république est très conscient et soucieux.

Depuis les premières lois dites mémorielles de 1992, un vrai clivage s’est installé dans la société française. Nicolas Trifon, l’historien français d’origine roumaine résume cette situation dangereuse par « L’engrenage de la concurrence mémorielle ». Historiens, intellectuels, hommes politiques, juristes, religieux, artistes s’opposent en France sur l’intérêt de ces lois qui stigmatisent une époque et un pays en obérant l’avenir. L’actuel Ministre français des Affaires Etrangères Alain Juppé parle en privé de cette nouvelle loi comme d’une « connerie sans nom (sic) ».

Ce que n’avaient pas prévu les spin-doctors du président Sarkozy, c’est la critique très argumentée et véhémente de la droite catholique traditionaliste française. Si elle ne soutient pas l’entrée de la Turquie en Europe (elle défend mordicus l’Europe chrétienne), elle revendique avant tout la reconnaissance du génocide vendéen (200 000 morts catholiques et royalistes) par les armées de la république française naissante en 1794. L’historien Reynald Secher a parfaitement mis en lumière, documents à l’appui, toute la méthode employée à l’époque pour faire disparaître toute une population, femmes et enfants compris, qui avait le tort d’être née sur un territoire royaliste et catholique.

Reynald Secher démontre que la thèse du génocide vendéen qu’il défend a été la « matrice des génocides de l’époque moderne ». Sa thèse est très largement partagée dans de nombreux pays dans le monde. La droite catholique traditionaliste française souhaite qu’avant de juger l’histoire des autres pays, la France puisse faire d’abord son propre mea culpa.

Dès lors, on peut comprendre la colère du gouvernement turc et de son premier ministre Erdogan. Avec cette loi française, les partis ultranationalistes turcs montent au créneau pour déstabiliser le gouvernement de l’AKP et pour remettre en cause les accords signés en 1952 avec l’OTAN. Les enjeux sont très importants.

Si la diaspora arménienne française dont le chef de file est Charles Aznavour est très satisfaite des choix de Nicolas Sarkozy, les associations arméniennes en Turquie sont furieuses de l’ingérence de la France. Depuis une dizaine d’années, grâce aux prises de positions courageuses d’intellectuels turcs, emmenés par le grand écrivain Ohran Pamuk, Prix Nobel de Littérature, une partie de l’opinion publique turque commence à prendre conscience du génocide arménien.

Quand on se replonge dans l’histoire de la Turquie, on constate que le génocide arménien a lieu dans une période bien particulière (1915-1917). A cette époque, l’empire ottoman est déliquescent et le pouvoir est aux mains du parti que l’histoire retiendra sous le nom des « Jeunes Turcs », les ultranationalistes. Après s’être engagé dans la première guerre mondiale aux côtés des puissances du centre (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie), le régime des Jeunes Turcs en profite pour recomposer son environnement géopolitique. L’Arménie chrétienne a toujours été un foyer d’insurrection dans l’empire ottoman et les Jeunes Turcs décident de réduire cette province. On sait aujourd’hui que le jeune général Mustafa Kemal Atatürk, futur père de la Turquie moderne fait la guerre à l’époque dans les Dardanelles, et ses écrits prouvent qu’il s’oppose très violemment au génocide arménien. Quand il parviendra au pouvoir en 1923, la nouvelle république laïque turque n’acceptera jamais de reconnaître le génocide arménien, commis selon elle par le régime précédent des Jeunes Turcs.

Alors que le Parlement Européen a reconnu le génocide arménien en 1987 et, a fait en 2005 de sa reconnaissance par la Turquie, le premier critère de son adhésion à l’Europe, l’actuel gouvernement français décide seul du devenir d’une Europe déjà politiquement bien malade.

Pourtant, au début de son quinquennat, Nicolas Sarkozy proposait une très belle idée, l’Euro Méditerranée. Il avait reçu en grande pompe à Paris tous ses amis chefs d’état méditerranéens. Géopolitiquement, c’était une belle annonce de créer un espace de relations internationales, politiques et économiques, sans avoir à rendre compte à l’Allemagne ou à l’Angleterre.

Aujourd’hui, le président français pourrait dire : « Que sont devenus mes amis ? ». Exit Hosni Moubarak en prison, exit Ben Ali en résidence forcée, Khadafi tué par BHL, Berlusconi écarté par les marchés financiers et le viagra, Bachir El Assad en sursis pour quelques mois. Pas de chance pour Sarkozy, le seul homme fort qui reste est Erdogan, démocratiquement élu dans un pays laïc et musulman qui depuis 1923 a donné le droit de vote aux femmes (les françaises ne votèrent qu’en 1945). Mais Nicolas Sarkozy n’a jamais aimé Erdogan, homme orgueilleux et, en 5 ans de mandature, il n’est resté que 3 heures à Ankara, la capitale de la Turquie qui est pourtant le troisième partenaire économique de la France.

En 2012, pour récupérer les voix du Front National, un homme politique français peut-il se permettre d’instrumentaliser le génocide arménien comme une variable électorale ? Mais au fait, qui décide d’un génocide ? Y a t-il un tribunal compétent de l’Histoire ?

On peut en douter quand le Tribunal Pénal International pour l’ex Yougoslavie (TPIY) a reconnu le génocide de Srebrenica. C’était bien le moins puisqu’en 1995, tout s’est déroulé en prime time à la télévision avec le général en chef Ratko Mladic distribuant caresses et bonbons aux enfants. Mais comment croire que ce génocide ne pouvait être exécuté sans l’aval des autorités de Belgrade et de Slobodan Milocevic ?

La justice Internationale a tranché en essayant de nous faire croire que c’est un quarteron de généraux félons qui a décidé seul de la vie et de la mort de 7 000 citoyens de Bosnie-Herzégovine qui avaient le grand tort d’être musulmans. Pourtant tout le monde sait que Ratko Mladic a continué a recevoir sa retraite de général de l’armée de Serbie jusqu’au milieu des années 2000. Le TPIY serait certainement sorti grandi de son jugement sur Srebrenica en reconnaissant la totale culpabilité du « régime ultranationaliste serbe » de l’époque.

Sans accuser la nation serbe dans son ensemble, le TPIY pouvait désigner le régime fascisant. Mais on a préféré le compromis historique à la vérité ; belle victoire à la Pyrrhus des nations bien pensantes. Pourquoi la France qui a payé un très lourd tribut à la guerre en Bosnie-Herzégovine (73 militaires tués) n’a pas désigné le régime de Milosevic comme l’auteur du génocide de Srebrenica ?

Pour ne pas figer l’histoire d’un monde moderne en accélération perpétuelle, il est peut-être temps de stigmatiser des régimes plutôt que des pays.

Aujourd’hui, nul n’accuse l’Allemagne, c’était le régime nazi, on n’incrimine plus le Cambodge, on parle du régime de Pol Pot.

Juger un régime plutôt qu’un pays pourrait être une autre manière d’aborder les génocides et d’apporter un moyen de réconciliation entre les peuples en ménageant l’avenir.

Car si l’humanité a un sens, c’est bien dans la recherche permanente du rapprochement et du pardon entre les hommes qu’on reconnaît un grand homme d’état face à l’Histoire.

Mais n’est pas Nelson Mandela qui veut.

Jean-François Daoulas est architecte-urbaniste, président de la fondation Vive Le Talent (www.viveletalent.org). Il vit à Sarajevo depuis 17 ans.

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Sources

Source : BH Info du 10 janvier 2012 - Titre original : Chroniques Bosniennes n°13. Le génocide à la carte

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