L’intervention en Libye, qui pourrait durer longtemps, provoque une énorme tension entre la France et la Turquie. Et une mise en garde adressée à Paris par Berlin.
« Paris commence à être hors circuit » : vendredi, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, visant Nicolas Sarkozy, n’y est pas allé de mainmorte. Pour que les choses soient bien claires, il a ajouté qu’il trouvait « très positif » que, s’agissant de la Libye, la France soit, selon une expression qui n’engage que lui, en passe d’être mise « hors circuit ».
La colère du chef du gouvernement turc a des motifs internes et externes. Il va y avoir en juin des élections législatives en Turquie, et Erdogan, aux prises avec un parti islamo-conservateur qui multiplie les déclarations nationalistes et anti-occidentales, n’entend pas, chez lui, se laisser déborder. Alors, taper sur Sarkozy !…
Ce n’est pas tout : le Premier ministre turc a, contre la France, de sérieux motifs d’agacement. D’abord, à Paris, on ne veut pas – c’est confirmé – d’une entrée en bonne et due forme de la Turquie dans l’Union européenne. Ensuite, Erdogan – déjà ulcéré de n’avoir pas été invité le 19 mars à Paris au sommet de Paris sur la Libye – est en désaccord sur deux points cruciaux avec la « ligne Sarkozy » : il ne comprend pas pourquoi la France tergiverse et chipote sur la décision prise (et entérinée) de confier à l’Otan le contrôle de la zone d’exclusion aérienne sur la Libye. Il l’admet d’autant moins qu’il ne veut pas, par ailleurs, de « frappes au sol ». Or Sarkozy – et il n’est pas seul – y tient absolument. Dans sa colère, Erdogan, exploitant outrancièrement un mot maladroit (comme dit Alain Alain Juppé) du ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, reproche à la France de rêver en Libye d’une « croisade ».
Inquiétude allemande
A Paris, on déplore cette dégradation confirmée des relations franco-turques, mais on choisit de ne pas dramatiser : le dossier libyen – capital et à l’issue imprévisible – est déjà assez compliqué en soi. L’important pour Paris – on parle même d’une « grande victoire » – c’est que le Quatar et les Emirats arabes unis aient décidé de s’engager, et participent aux frappes que conteste la Turquie. Pour le reste, il y aurait un compromis satisfaisant pour Washington comme pour Paris : le contrôle de la zone d’exclusion aérienne par l’Otan et un « pilotage politique » de l’intervention en Libye qui reste – ou resterait – hors-Otan. Le fait est que, sur le terrain, les frappes se multiplient. Il est question de « désertions » dans les troupes de Kadhafi. Mais, à Paris, on admet qu’il ne faut pas « se leurrer » : « Si ses moyens militaires sont atteints, Kadhafi est encore déterminé. » Bref, a priori, le conflit n’est pas prêt de s’achever : il y en a encore, laisse-t-on entendre, « pour des semaines ».
Ministre allemand des Affaires étrangères, Guido Westerwelle a été hier très sec avec le chef de l’Etat français, lui reprochant d’avoir laissé entendre à Bruxelles que la « communauté internationale » pourrait, comme en Libye, intervenir chaque fois que des manifestants seraient pris à partie ou en danger, en Syrie ou ailleurs : « Ce n’est pas une solution de memacer maintenant chaque dirigeant arabe d’une intervention militaire. J’y vois là une discussion très dangereuse avec de graves conséquences. » Un avertissement sans frais, mais sérieux.
Confusion et menaces
Le conflit menace-t-il l’ensemble de la région ? C’est désormais la crainte de la coalition et des pays du Sahel. Ainsi, hier, le président tchadien, Idriss Déby, s’alarmait : « Les islamistes d’al-Qaida ont profité du pillage des arsenaux en zone rebelle pour s’approvisionner en armes, y compris en missiles sol-air. » Sur le terrain, les opérations aériennes occidentales ont pris de l’ampleur. Des chasseurs-bombardiers de la coalition ont notamment mené des raids à Adjedabia, où sont retranchés des soldats pro-Kadhafi. La chute de ce bourg stratégique à 160 km au sud de Benghazi serait imminente. Mais Mouammar Kadhafi ne désarme pas. Il a décidé de promouvoir au grade supérieur tous les militaires pour leur « lutte héroïque » contre la coalition internationale et aurait fourni des armes à des « volontaires » civils pour aller combattre les rebelles. A compter de dimanche, c’est le général canadien Charles Bouchard sera à la tête des opérations de l’Alliance atlantique en Libye.