Je suis un Turc prussien ! » C’est ainsi que Kemal Sahin aime se présenter. A 49 ans, il dirige le groupe de textile Sahinler, la plus grosse entreprise germano-turque, basé à Aix-la-Chapelle et à Istanbul. Avec 12 000 employés et un chiffre d’affaires de 1,15 milliard d’euros, Kemal Sahin est l’une des figures de proue de cette nouvelle génération de jeunes entrepreneurs turcs ou d’origine turque en Allemagne. Ce sont eux qui pèsent de tout leur poids économique pour plaider l’intégration de la Turquie au sein de l’Union européenne (UE). Un débat qui va resurgir à la une de l’actualité les 16 et 17 décembre, lorsque les chefs d’Etat de l’UE se prononceront sur l’opportunité ou non d’ouvrir des négociations d’adhésion avec Ankara.
Quarante ans après l’arrivée des premiers travailleurs immigrés anatoliens, les entreprises turques se développent dans tous les domaines : BTP, transports, informatique et services. Une étude du cabinet KPMG et du Centre d’études turques d’Essen dénombre en Allemagne près de 60 000 entreprises détenues par des Turcs, contre 3 300 en 1970.
La Turquie dispose d’un lobby efficace
Celles-ci emploient 366 000 personnes (dont 52 000 Allemands) et réalisent un chiffre d’affaires annuel de 30 milliards d’euros. « Aujourd’hui, la Turquie a un lobby très fort en Allemagne », se réjouit Kemal Sahin, ardent avocat de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Kemal Sahin n’est pas le seul Turc à avoir été élu « Entrepreneur de l’année » (Manager Magazin, 1997) en Allemagne. Metin Colpan, cofondateur de Qiagen, la première entreprise allemande de biotechnologies (1 600 salariés), a également connu cet honneur. Quant à Senol Yegin, les habitants de Seifhennersdorf, une petite commune de Saxe, ne jurent plus que par lui. En 1994, il a racheté la société est-allemande Spekon, spécialisée dans la fabrication de parachutes et de matériels isolants pour l’aéronautique, au bord de la faillite. Dix ans plus tard, Spekon vend ses produits à l’armée allemande et à Airbus. Fort de 220 salariés, Spekon a d’ailleurs ouvert une filiale près de Toulouse.
Cet optimisme des entrepreneurs turcs tranche avec la sinistrose des patrons allemands. Même si les 2 millions de Turcs habitant en Allemagne sont deux fois plus touchés par le chômage que les Allemands, ils sont aussi parmi les plus actifs dans l’économie. Cela ne fait pas de doute pour Nicole Lehnert, qui a étudié le dynamisme économique des immigrés pour la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), le premier organisme public de crédit pour les PME. Ainsi, dit-elle, le taux de création d’entreprises est de 5,4 % dans la communauté turque, contre 2,1 % chez les Allemands.
Même s’il y a eu une diversification récente vers les métiers de cols blancs, les secteurs de l’alimentation et la restauration arrivent toujours en tête, avec 12 000 restaurants et snacks turcs outre-Rhin. Mais, contrairement aux idées reçues, ils jouent dans la cour des grands. Ces modestes gargotes génèrent en effet un chiffre d’affaires annuel de 1,8 milliard d’euros, soit plus que McDonald’s, Burger King et la chaîne de fast-foods allemande Wienerwald réunis !
« Les Turcs qui sont nés ici ont grandi avec des valeurs et un style de vie différents de ceux de leurs aînés. Ils sont jeunes et gagnent plus d’argent », décrypte Ozan Sinan, créateur de Lab One, une agence berlinoise spécialisée dans l’ethnomarketing. Avec un revenu mensuel moyen de 2 100 euros par foyer, les Turcs d’Allemagne représentent un groupe de consommateurs très courtisé par les entreprises allemandes. « En revanche, l’importance de la communauté turque n’est pas reconnue sur les plans culturel et politique », déplore Esref Ünsal, président de l’Association des entrepreneurs et industriels turcs en Europe (Atiad). Mais une génération montante commence à se faire entendre dans les domaines littéraire, musical et cinématographique. Ainsi, le réalisateur d’origine turque Fatih Akin a remporté avec Head-on l’Ours d’or au dernier festival de Berlin. Une consécration que l’Allemagne attendait depuis dix-huit ans.
Mais cette montée en puissance s’accompagne d’une reconnaissance politique. Avec le nouveau Code de la nationalité, les Turcs naturalisés (730 000) constituent une force électorale que les partis ne peuvent plus négliger. On comprend mieux pourquoi le chancelier Schröder, mal en point dans les sondages, est le principal avocat de la Turquie auprès de l’Union européenne.
Thomas Schnee, à Berlin