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Démarier la Constitution européenne et la Turquie

mercredi 29 septembre 2004, par Alain Duhamel

Libération - 29/09/2004

Le débat sur la Constitution européenne est déjà difficile, tant il impose de connaissances techniques pour pouvoir porter un jugement politique. S’il s’enchevêtre par-dessus le marché avec la question turque, alors les passions balaieront irrésistiblement toute raison, les préjugés triompheront impitoyablement des réflexions, le difficile deviendra impossible. Il est donc urgent de découpler la question turque de la campagne référendaire : non pas, certes, en la minimisant ou en l’escamotant ­ elle est évidemment essentielle ­, mais en la découpant chronologiquement et en donnant toutes les garanties nécessaires, d’ailleurs légitimes, que rien d’irréversible ne sera entrepris. Pour que la campagne référendaire puisse porter réellement sur le traité constitutionnel, il faut neutraliser la question turque. C’est le seul moyen d’obtenir des réponses à la question posée et d’éviter qu’à un « approuvez-vous ou non le traité constitutionnel adopté par les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne ? » les Français ne répliquent par un « non à la Turquie en Europe ». C’est d’ailleurs également l’intérêt de la Turquie elle-même, qui, dans les circonstances actuelles, ferait figure de repoussoir et ne peut espérer l’assentiment des Français qu’à condition d’avoir fait la preuve irrécusable de la sincérité de ses engagements sur une longue période, tout en employant ce temps à faire au moins écouter et entendre ses propres arguments. La Constitution européenne et la Turquie ne peuvent envisager de se marier un jour qu’à la condition de divorcer d’abord. Il faut une longue séparation de corps afin que d’éventuelles noces deviennent seulement envisageables. Si la question turque cannibalise la campagne référendaire, la première victime en sera donc la Turquie.

Or, jusqu’à présent, les choses s’annoncent mal. La Commission sortante, en particulier le commissaire à l’Elargissement Günter Verheugen, a manoeuvré de telle façon que l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie constitue à la fois la seule hypothèse et une perspective extrêmement rapprochée. Cette méthode-là présente deux inconvénients majeurs : elle force la main du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement, seul habilité à prendre, en décembre, la décision finale d’ouvrir des négociations d’adhésion ou de proposer une autre formule. Elle prend le risque extrêmement probable de déclencher, notamment chez les citoyens allemands et français, une réaction de rejet brutal. En France, cela se traduirait dans quelques mois par un non franc et massif au référendum. La Commission Prodi qui va céder la place dans quelques semaines à la Commission Barroso léguerait ainsi, en guise de testament, une crise sans précédent des institutions européennes. C’est très exactement ce qu’espèrent en France les souverainistes de tout poil qui parient sur l’islamophobie pour défigurer une Constitution européenne, laquelle, à les entendre, deviendrait un marteau sans maître, imposant aux malheureux citoyens français une invasion barbare d’un nouveau style. Si la question turque colonise la campagne, le spectre d’un Etat musulman de 70 millions d’habitants prenant la France en otage sera à coup sûr agité.

Il n’est cependant pas trop tard pour désamorcer cette grenade politique. Il est possible, pour tout gouvernement, d’interpeller la Commission Prodi et d’exiger qu’à côté de l’hypothèse de l’ouverture des négociations d’adhésion figure par exemple, en alternative, une alliance stratégique avec la Turquie. Il est tout aussi imaginable de poser le principe que la mise en œuvre concrète des critères justifiant l’ouverture de négociations d’adhésion soit vérifiée avant que les pourparlers commencent : cela signifierait en pratique que si le Conseil européen de décembre retenait le principe de négociations, il ne les engagerait qu’au moins un an plus tard, le temps d’établir que les nouvelles lois et les nouveaux codes s’appliquent effectivement en Turquie. Il est cependant peu probable que ces précautions élémentaires puissent suffire. Le Front national, les villiéristes, l’UMP et l’UDF ont pris catégoriquement position contre l’adhésion de la Turquie. Au sein du PS lui-même, Laurent Fabius et Hubert Védrine multiplient les réserves et les mises en garde. En France, il existe aujourd’hui dans l’opinion une nette majorité hostile à l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne. Tisonnée par la droite extrême, excitée par la droite parlementaire, inquiétée par les euroréalistes et les eurosceptiques du PS, cette majorité opterait pour le non si les négociations avec Ankara s’ouvraient avant le vote référendaire, et ceci même si elles devaient durer dix ans et ne peuvent se conclure positivement qu’après ratification par chacun des vingt-cinq Etats membres. Dès lors, il devient nécessaire, comme l’ont suggéré Nicolas Sarkozy puis Michel Barnier, de prendre l’engagement qu’une éventuelle adhésion de la Turquie ne saurait être validée par la France qu’après un référendum de ratification. On pourrait même imaginer, afin d’offrir toutes les garanties nécessaires et s’interdire toute manœuvre dilatoire, de constitutionnaliser l’obligation d’un référendum de ratification pour tout nouvel élargissement, afin d’éviter de sacrifier l’Union européenne d’aujourd’hui au mirage de l’Union européenne d’après-demain.

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