Hier, tout le monde ne parlait que de ça… « Vous avez lu ça ? », « Quelle déception ! »… L’article, ou plutôt le message de l’illustre chanteur Zülfü Livaneli, publié dans le quotidien Vatan du 24 juillet 2007, a ému et indigné, à la fois, dans les cercles républicains. Bon nombre des sympathisants traditionnels du CHP ne se reconnaissaient déjà plus dans les penchants dangereusement nationalistes de leur actuel leader, Deniz Baykal, mais face à un danger « islamiste pas si modéré », il leur fallait bien serrer les rangs…
La déception de Livaneli
Pourtant, Zülfü Livaneli, artiste plus qu’engagé (une sorte de Jean Ferrat turc qui aurait la renommée d’un Charles Aznavour en France), élu député CHP d’Istanbul en 2002 avait, lui, refusé de transiger avec ses convictions profondes et démissionné en février _ 2005 en déclarant : « le peuple et l’histoire ne pardonneront pas ce qui a été fait au parti d’Atatürk ». Le chanteur désapprouvait en effet l’adhésion progressive du CHP à des thèses nationalistes, éloignant ainsi le parti des minorités ethniques et religieuses. Comme beaucoup d’autres intellectuels de gauche qui se sont par ailleurs parfois tournés vers les indépendants cette fois-ci, Livaneli ne se reconnaissait plus dans les prises de position du CHP et s’en est donc éloigné.
Pour beaucoup d’observateurs, en effet, le CHP s’est détourné de sa ligne et de son électorat traditionnels et n’a, par ailleurs, proposé aucune solution alternative au programme de l’AKP. Son discours nationaliste et l’absence de campagne dans les régions du Sud-Est ont eu les résultats que l’ont pouvait prévoir. L’AKP l’a emporté dans cette partie du pays en y devançant même parfois les candidats « Kurdes Indépendants »…
Mais dans une lettre ouverte adressée au leader du CHP, qui reflète largement l’immense déception des cercles socio-démocrates turcs, Zülfü Livaneli va plus loin et reproche à Deniz Baykal d’avoir largement fait le jeu de l’AKP et contribué à son succès, afin de conserver l’équilibre bipartisan créé par les élections de 2002 en pensant qu’il lui serait finalement favorable…
La lettre de Livaneli
Voici donc la traduction de l’intégralité du texte de Zülfü Livaneli dont le titre est : « Il est temps de ressortir cette photo et de la regarder, Deniz Bey ! »
Avant les élections, je me suis tu sur bon nombre de sujets pour ne pas nuire au CHP et à partir de maintenant, je n’écrirai plus rien ni sur ce parti ni sur son leader. Car je ne crois pas que cela puisse servir à quelque chose. J e suis cependant dans l’obligation de vous transmettre ce témoignage dans mon dernier article.
Je considère cela comme une dette. Souvenez-vous, s’il vous plait, Deniz Bey :
Le soir du 19 Décembre 2002, alors qu’il neigeait à Ankara, nous étions chez Mehmet Sevigen.
Je revenais, moi, d’un entretien avec le Président de la République. Abdullah Gül était Premier ministre alors que Tayyip Erdogan avait perdu tout espoir de rentrer au Parlement.
La veille, le Président Sezer avait refusé sa demande quant à devenir « Premier ministre sans être député ».
Le destin de la Turquie a changé, ce soir-là, dans cette maison car vous nous avez martelé qu’il fallait que « Tayyip Erdogan soit Premier ministre ».
Vous vous êtes mis en colère contre les personnalités hors du parti qui vous prévenaient qu’il s’agissait la d’ « un jeu très dangereux » et avez répondu que « Non , il ne tiendra pas deux mois. Vous verrez, il ne tiendra pas deux mois ».
Et moi, qu’ai-je répliqué : « Erdogan n’est pas n’importe qui, c’est l’homme politique que tous les ordres religieux réunis ont choisi pour remplacer Erbakan, il a pour lui le soutien des Etats-Unis et de l’Europe. Son projet est de faire de la Turquie une République islamique modérée. Cela ne va pas durer deux mois comme vous le dites, au contraire, il va ruiner la vie politique de tous ceux qui se trouvent dans cette pièce. »
Vous avez justifié votre argument « il ne tiendra pas deux mois » en avançant : « il ne s’entendra pas avec le FMI du fait de ses opinions » en ajoutant : « cela perturbera l’économie et ils n’y résisteront pas ».
Mais toutes ces affirmations n’étaient que des prétextes car vous, vous aviez compris que le système bipartisan était à votre avantage et vous vous êtes même réjouis des résultats des élections. Car être le leader du principal parti d’opposition et écraser vos concurrents de gauche vous suffisait amplement. Vous avez poursuivi cette coopération plus tard.
Je ne savais pas à ce moment-la que vous aviez secrètement rencontré Tayyip Erdogan à Beylerbeyi avant les élections et que vous aviez conclu un accord avec lui.
Des témoins étaient présents ce soir-là : Önder Sav, Esref Erdem, Mehmet Sevigen, Bülent Tanla, Yasar Nuri Öztürk.
Peut-être que certains d’entre eux auront peur de vous et ne témoigneront pas mais d’autres le confirmeront. Il y a donc des témoins. Même si les autres ne le disent pas, ils savent très bien au fond d’eux-mêmes que cela est vrai. Vous aussi, vous le savez.
À la fin du débat, vous avez dit : « Nous nous sommes photographiés ce soir. Deux mois plus tard, on les regardera. Mais sans faire de retouches. Et on verra qui avait raison. »
Maintenant, suite aux élections de 2007, sortez cette photo de votre poche et regardez-la, Deniz Bey.
Et réfléchissez ; valait-il le coup que vous criiez aussi fort « Ils disent que je fais d’Erdogan un Premier ministre. Oui, je le fais. Quelqu’un s’oppose-t-il a cela ? » dans le groupe parlementaire.
Valait-il le coup que vous rencontriez Erdogan à Beylerbeyi, que vous fassiez abstraction de tous ceux qui ont voté pour vous, valait-il le coup que vous concluiez des accords secrets ? (Vous savez, Deniz Bey, qu’il y a des témoins de cette rencontre secrète aussi).
Bien sûr que c’était le droit démocratique d’Erdogan de devenir Premier ministre. Mais ce n’était pas la mission première du CHP de faire des efforts surhumains pour que cela se réalise. Qui plus est, sans supprimer l’immunité politique.
Si vous aviez fourni ne serait-ce qu’un centième des efforts surhumains que vous avez fourni pour parvenir à réformer l’interdiction politique d’un député, modifier la
Constitution, mettre la pression sur votre groupe et ignorer les élections de Siirt pour faire rentrer Erdogan au Parlement, pour votre parti, le résultat aurait été sensiblement différent.
Comme je vous l’ai dit ce jour-là, vous avez changé le destin de la Turquie.
Si mes déclarations sont ne serait-ce qu’un peu faussées, exprimez-vous, Deniz Bey, dites : « Cela ne s’est pas passé comme ça. Nous n’avons pas dit cela. »
Niez cette conversation dont votre secrétaire général et vos plus proches ont été les témoins.
Ou bien baissez la tête et réfléchissez au procès que va vous faire l’Histoire.
Deniz Bey, je suis conscient de dire des choses très graves. Jusqu’à ce soir- là, nous étions amis et j’aurai préféré ne pas avoir à écrire cela.
Mais votre incapacité à évaluer l’ampleur de la situation et votre excessive tendance à l’entêtement ont fini par nous mettre tous en danger.
Vous avez été la manivelle qui a permis à Tayyip Erdogan de prendre possession des deux tiers du Parlement avec 34% des voix.
Avant cela, le Refah avait pu s’emparer des municipalités grâce à la division des voix que vous avez déclenchée.
Vous avez été la plus grande chance de Tayyip Erdogan et de Melih Gökçek, qui est par ailleurs votre très proche ami.
Vous avez été, par contre, la plus mauvaise chance du CHP.
À un moment où ce pays avait cruellement besoin de la gauche, en dépit de tous nos avertissements, vous vous êtes borné à tirer le parti vers la droite, en l’éloignant ainsi des Kurdes, des Alévis et des sympathisants de gauche.
Alors qu’il aurait fallu que vous vous montriez au peuple en serrant les mains d’Erdal Inönü, Hikmet Çetin, Murat Karayalçın, Fikri Saglar, Ercan Karakas, Mehmet Mogultay, Seyfi Oktay, Celal Dogan et bien d’autres socio-démocrates, vous avez insisté pour mettre des anciens membres du MHP, de l’ANAP, des militants de droite condamnés à mort sur le devant de la scène.
Alors que l’on vous a rappelé que « personne ne se préoccupe de la copie quand l’original existe », vous avez préféré suivre la ligne du MHP plutôt que de rester fidèle à des politiques de gauche.
Alors que vous faisiez rentrer ceux de droite et votre secrétaire au Parlement, vous avez préféré laisser Gülsun Bilgehan dehors, la petite-fille de celui qui avait réussi à entrer en tant que président de Commission au Conseil de l’Europe, à savoir Ismet Inönü.
Croyez-moi, cela m’attriste profondément d’écrire ces choses. Si seulement j’avais eu tort, si seulement vos paris s’étaient réalisés mais la situation est ce qu’elle est. C’est dommage, Deniz Bey, pour vous, pour votre parti, mais aussi pour les socio-démocrates qui croyaient sincèrement en vous.
Désormais, peu importe que vous ne démissionnez ou pas. Bad-el harab-ül Basra !
Voici le lien avec le site de Vatan qui a publié la lettre de Zülfü Livaneli
La réaction de Baykal
Hier soir, lors d’une conférence de presse, Deniz Baykal interrogé sur les propos de Livaneli ne les a pas niés, d’autant plus que des témoins de la scène ont indirectement confirmé la véracité des propos de l’artiste. À la question de savoir pourquoi il n’avait pas révélé ces informations plus tôt, Zülfü Livaneli, pour sa part, a rétorqué qu’il ne souhaitait surtout pas être responsable ou accusé d’une probable défaite du CHP. La blessure des socio-démocrates turcs n’en est que plus vive…