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Turquie : Les ultranationalistes turcs sont un cadeau royal pour le PKK

mercredi 15 octobre 2008, par Gareth Jenkins, Sandrine Alexie

Gareth JenkinsGareth Jenkins, de la Jamestown fondation, qui revient de Diyarbakir, estime que la Turquie est confrontée à un risque réel de guerre civile même si la majorité des Turcs et des Kurdes ne le souhaitent pas. Il pense que ce danger existe parce qu’ à l’intérieur des deux groupes certains voudraient la provoquer.

« La violence des ultranationalistes turcs est un cadeau royal pour le PKK ( Parti illégal des Travailleurs du Kurdistan). Les forces de sécurité doivent en avoir conscience . Il s’agit d’une guerre de propagande psychologique », estime-t-il.

Comme c’était attendu, le Parlement turc a voté mercredi dernier la prolongation d’un an de l’autorisation donnée à l’armée turque d’efffectuer des opérations militaires contre le PKK dans le nord de l’Irak, laissant la porte ouverte à de futures attaques dans la région.

Cette mesure a été prise dans un contexte de redoublement d’attaques (du PKK, NdT) dans le Sud-est du pays, à prédominance kurde. La Turquie répond depuis plusieurs jours par des opérations aériennes à l’attaque du poste d’Aktütün dans la Province d’Hakkari, près de la frontière irakienne, le 3 Octobre dernier , qui a causé la mort de 17 soldats.

Q. : Lors de votre récente visite à Diyarbakir, avez-vous entendu des choses différentes ?

Oui. L’un des problèmes est l’attitude de la population envers le terrorisme. Il y a une culture du déni chez beaucoup de sympathisants du PKK quand celui-ci fait des victimes civiles. Ils ont tendance à en faire porter la responsabilité à Ergenekon . Avant l’attaque d’Aktütün — qui a été une énorme victoire pour la propagande du PKK, malheureusement — ils affirmaient que la violence ne servait à rien et que quelque chose d’autre, par exemple le dialogue, devait être tenté. Si je compare à la fin du mois d’août, où je m’étais rendu là bas, les habitants de Diyarbakir pensent maintenat que l’attaque d’Aktütün démontre que cette politique de confrontation ne mène nulle part. Le PKK ne peut être détruit, donc le gouvernement doit entamer des négociations. Et cette opinion est beaucoup plus forte à présent que fin août.

Est-ce que le PKK délivre le message qu’ils poursuivront de telles attaques si le gouvernement n’entame pas des négociations avec eux ?

C’est l’impression que j’ai eue. Vous devez aussi considérer le moment de l’attaque. Elle est survenue la semaine où cette motion devait passer au Parlement ( de prolonger d’un an l’autorisation donnée à l’armée d’effectuer des opérations au Kurdistan d’Irak NdT). L’un des arguments utilisés par la Turquie est qu’elle peut détruire le PKK si elle frappe ses bases au nord de l’Irak. Le PKK essaie de prouver qu’au bout d’un an de ce mandat, la Turquie a échoué, ainsi que montrer ce qu’ils sont capables de faire.

Est-ce le PKK espérait que la motion permettant de frapper ses bases au nord de l’Irak ne soit pas revotée ?

Je ne pense pas. C’est une situation difficile pour la Turquie. Il y a des pressions de l’opinion publique pour ne pas engager les négociations. Si vous parlez aux Turcs dans la rue, ils souhaitent une revanche. C’est un sentiment que l’on observe quand il y a beaucoup de tués. C’est l’énorme différence si l’on compare à 1984, quand a démarré la première insurrection du PKK. La couverture médiatique était alors très réduite, enterrée dans les pages des journaux. Maintenant nous avons ces photos traumatisantes des familles, et des petits enfants au-dessus des cercueils de soldats tués par le PKK. Seul un gouvernement incroyablement courageux pourrait négocier avec le PKK.

Qu’est-ce que cela nous apprend des buts réels du PKK ?

En théorie, ils ont un certain nombre de revendications : amnistie générale, négociations et droits politiques. Beaucoup d’entre eux croient réellement qu’Öcalan peut être libéré. Mais s’il était libéré, il serait évidemment mort dans les deux jours qui suivent, car quelqu’un l’assassinerait. Ce n’est pas une demande réaliste mais cela ne veut pas dire qu’ils n’y croient pas.

En ce qui concerne les droits politiques et culturels des Kurdes, c’est difficile pour le gouvernement d’y répondre, précisément parce que c’est ce que le PKK demande. L’opposition dirait que le gouvernement fait des concessions au terrorisme. Un autre problème, en Turquie, est que la classe politique toute entière a évolué vers plus de nationalisme. Je ne suis pas un fan du Parti de la justice et du développement (AKP) mais c’est très difficile aussi pour eux, parce que beaucoup de ses électeurs sont aussi nationalistes.

Est-ce que l’attaque à Diyarbakir (d’un car de police NdT) est une autre démonstration de force du PKK ?

Diyarbakir est l’une des villes où l’ordre est le plus fortement maintenu en Turquie. L’attaque a eu lieu en centre ville, en plein jour. L’un des problèmes avec les gouvernements de ce monde — et bien sûr, le pire d’entre eux, de ce point de vue, est l’administration Bush — est qu’ils ne comprennent pas qu’un combat contre le terrorisme est plus une guerre de propagande, une guerre psychologique, qu’une guerre militaire. En agissant ainsi à Diyarbakir, le PKK a démontré que l’Etat a échoué.

Est-ce que les opérations transfrontalières affaiblissent le PKK ?

Il n’y a pas de doute que ces opérations ont affaibli le PKK. Leurs combattants sont plus jeunes et moins bien entraînés qu’auparavant. Mais ils continuent à recruter facilement. Si vous regardez ce qui est arrivé à Aktütün, ils ont dû s’y préparer depuis longtemps. Normalement, ils opèrent par petites unités de 8 à 10 personnes. Cette fois, ils ont agi à plusieurs centaines. Ils possèdent aussi un armement lourd et l’ont transporté au sommet des montagnes. C’était un effet d’annonce délibérée.

Sont-ils basés en Turquie ?

Certains sont basés en Turquie, mais la plupart viennent du nord de l’Irak. Les raids transfrontaliers les ont affaiblis et ont réduit leurs capacités. Ils pensaient honnêtement que les Etats Unis ne laisseraient jamais les Turcs pénétrer en Irak, mais les Américains ont permis à la Turquie de faire des raids au-delà de la frontière. Psychologiquement, cela a été un grand choc pour eux.

L’Etat-Major a affirmé qu’environ 700 membres du PKK ont été tués lors ces incursions en Irak. Que pensez-vous de ce chiffre ?

Il est impossible d’être précis.Quand vous lâchez une bombe d’un F-16, si c’est un bâtiment que vous visez, vous pouvez savoir s’il est détruit ou non. Mais comment pouvez-vous connaître le nombre de personnent qui se cachent dans une grotte ? Les militaires ont la capacité d’intercepter les communications du PKK mais il est impossible d’être précis. Ce chiffre est une exagération. Les militaires savent aussi qu’ils sont engagés dans une guerre psychologique et ils essaient ainsi d’atteindre à la fois l’opnion publique turque et le PKK.

L’opinion publique turque questionne de plus en plus les capacités des militaires et leurs intentions — surtout après les révélations de la négligence qui avait précédé l’embuscade de Dağlıca l’année dernière. Qu’en pensez-vous ?

L’un des problèmes de la Turquie est qu’il est très difficile de poser des questions et d’émettre des critiques. Quand il y a un problème militaire, cela est très difficile de discerner s’il y a eu faute ou non. Je ne me souviens pas que les militaires aient jamais reconnu avoir commis une faute, même si cela a été le cas. Il y a beaucoup de fuites avertissant d’attaques planifiées du PKK, et un grand nombre d’entre elles n’a jamais lieu. Quand l’un de ces rapports leur arrive, les militaires ne réagissent pas. Alors bien sûr, si cela survient vraiment, tout le monde bondit et se plaint. Je ne crois pas aux théories de la conspiration qui suggèrent que l’armée aurait permis délibérément à ses membres d’être tués.

Comment interprétez-vous la vulnérabilité du poste militaire d’Aktütün ?

C’est un mélange d’incompétence et d’arrogance. Les militaires ont pu penser qu’il n’y avait pas de problème, qu’il pouvait être défendu. Ils répugnent probablement à reconnaître qu’ils ne pouvaient pas le défendre.

Pensez-vous que l’armée a réalisé que ce n’était pas un problème que l’on peut résoudre par des moyens militaires ?

La conscience de cela a toujours existé. Mais l’un des problème est que si vous parlez à la plupart des Turcs de la Turquie de l’Ouest, vous découvrez que la plupart d’entre eux ne sont jamais allés à l’Est d’Ankara. Et cela est aussi vrai pour des membres des gouvernements ou des parlementaires. L’armée, elle, a une présence institutionnelle dans cette région depuis 20 ans. Les militaires connaissent la question de cette région mieux qu’aucune autre institution dans le pays. Dans les années 1990, l’armée aurait dit qu’il y avait quelque chose d’autre à faire, mais que c’était de la responsabilité du gouvernement. Et ils se seraient mutuellement renvoyé la balle. Mais même avec l’actuel gouvernement, nous n’avons pas assisté à une approche bien comprise du problème.

Que pensez-vous de l’annonce récente du gouvernement de poursuivrele projet Sud-Anatolien (GAP) pour apporter un soulagement socio-économique à la région ?

Il y a eu des changements dans la région du GAP si l’on compare à la situation il y a 15 ou 20 ans . Mais beaucoup des régions les plus pauvres sont en dehors de la zone du GAP, dont Iğdır, Ağrı et Hakkari. L’un des problèmes est sa mise en œuvre. Vous n’obtiendrez des résultats que dans 20 ans. Il y a souvent une répugnance à investir dans quelque chose qui n’apportera pas de résultats avant les prochaines élections. Ce n’est pas seulement vrai pour le gouvernement actuel, ça l’est pour tous les gouvernements depuis ces 20 dernières années.

Lors des dernières élections, le gouvernement actuel a reçu plus de soutien de la part du Sud-Est que le parti pro-kurde de la Société démocratique (DTP). Comment analysez vous cela ?

Le DTP est très proche du PKK. Voyez la direction du DTP, ils sont très laïcs parce que le PKK était à l’origine une organisation marxiste. La plupart des habitants du Sud-est sont religieux. Un mélange de kurdicité et un sentiment de piété motivent la plupart des gens là-bas. Beaucoup de personnes religieuses ne vont pas voter pour le DTP parce qu’ils ne les considèrent pas comme de bons musulmans. Parmi sa base, beaucoup de sympathisants du DTP sont religieux. Mais le parti AKP a l’avantage d’avoir une identité religieuse qui attire les électeurs dans le Sud-Est. Le DTP, par contre, est perçu comme ayant des liens avec le PKK qui est marxiste - et même athée. Bien que le PKK ait tenté de changer sa position sur ce point. Beaucoup ont aussi voté AKP pour des raisons économiques. Les résultats de la macro-économie se sont améliorés sous son gouvernement.

Qu’a fait le PKK pour changer sa position par rapport à son passé marxiste ?

Ils ont appelé au cessez-le-feu durant l’Aïd Al-Fitr par exemple. Ils essaient de montrer qu’ils sont de bons musulmans. D’ailleurs dans les rangs du PKK, certains sont des musulmans pratiquants, même si la direction ne l’est pas.

Que croyez-vous qu’il va se passer dans le Sud-Est lors des élections locales qui vont se tenir en mars de l’année prochaine ?

Quand vous allez dans le Sud-Est, il est difficile de trouver quelqu’un qui n’a pas un proche parent parti dans les montagnes rejoindre le PKK. Dans le même temps, ils ne soutiennent pas nécessairement le PKK. Le PKK a commis des actes effroyables contre des civils dans la région kurde. Les habitants souhaitent une forme de négociations. Ce que le PKK a accompli ces dernières années a permis à l’opinion kurde de pouvoir demander pourquoi ils ne peuvent parler leur propre langue. Le parti AKP est maintenant au pouvoir , mais ils vont être jugés au moment des élections sur la situation économique. Aujourd’hui le Sud-Est n’a plus le même visage qu’il y a 20 ans. On y trouve des gens riches et des centres commerciaux de luxe, mais la plupart des sud-orientaux sont pauvres. Des personnes ont été expulsées de leurs villages, soit par le PKK soit par l’Etat et elles sont très pauvres. Au moment des élections le DTP est très fort — surtout à Diyarbakir.

Quelle pourrait être la meilleure réplique du gouvernement contre le PKK ?

Quand l’enquête sur Ergenekon a débuté, il y a eu une occasion magnifique pour l’Etat de montrer que « si quelqu’un a mal agi nous allons le poursuivre et le punir ». L’Etat pourrait se pencher sur certains meurtres qui ont eu lieu dans les années 1990 et sont restés non résolus. Le message à la population, de la part de l’Etat, serait alors« nous nous préoccupons de vous. » Cela aurait pu être un coup énorme porté au PKK. Mais cela a été une occasion perdue.

Pourquoi ?

L’enquête sur Ergenekon s’est trop politisée. Les membres d’Ergenekon doivent être punis pour ce qu’ils ont fait et ont projeté de faire. Ni plus ni moins. Ergenekon est un sous-produit de l’Etat profond, pas l’Etat profond lui-même. Les gens dans le Sud-Est se sont demandés pourquoi le gouvernement se souciait tant d’un gang qui visait le parti de l’AKP et si peu des nombreux gangs qui tuaient des Kurdes dans les années 1990. Un slogan nationaliste turc dit, la Turquie : « Tu l’aimes ou tu la quittes. » La population du Sud-Est se sent abandonnée depuis des années. Mais ses habitants sont une partie de ce pays.

Quels gestes seraient utiles, de la part du gouvernement ?

Si Erdoğan va dans le Sud-Est et fait un discours — ce qu’il a déjà fait et avec succès à Diyarbakir, dans le passé — et répète une fois de plus que les Kurdes et les Turcs doivent vivre dans la fraternité, cela serait un geste que le PKK ne désire pas. L’une des réussites de la société turque est qu’il n’y a pas eu beauocup d’affrontements ethniques. Il faut être juste envers ce gouvernement, quand il y a eu des attaques contre des Kurdes dans des villes turques après l’attaque de Dağlıca l’an dernier, le gouvernement a réagi très vite. Mais les événements récents d’Altınova montrent qu’il y a un potentiel pour un conflit sérieux avec de jeunes gens, surtout des jeunes gens pauvres, en colère contre les Kurdes. Mais aussi longtemps que la population comprendra le danger, il y a de l’espoir.

En quoi constitue ce danger ?

Le danger d’une guerre civile existe . La plupart des habitants de Turquie ne souhaitent pas cela, mais voilà ce qui pourrait aider indirectment le PKK. Les forces de sécurité doivent être conscientes de ce danger. Il s’agit d’une guerre de propagande. Erdoğan dit que« le sang ne restera pas sur le terrain. » Très bien. Mais s’il combine ça avec une visite dans le Sud-Est et convainc les Kurdes qu’ils sont des citoyens égaux aux autres, cela pourrait faire la différence. Les Turcs aussi ont besoin de commencer à voyager dans l’Est, d’y partir en vacances, d’en apprendre sur la situation et d’y aider l’économie là-bas.Il ne s’agit pas seulement une lutte armée.

Gareth Jenkin

Gareth Jenkins est journaliste, analyste, écrivain et éditeur, basé à Istanbul et spécialiste de l’islam militaire et politique, et du terrorisme. Actuellement analyste à la Jamestown Foundation (USA), il écrit régulièrement pour l’Eurasia Daily Monitor et prépare un rapport annuel sur le secteur financier turc pour l’Economist Intelligence Unit (EIU). C’est aussi un correspondant du Sunday Times (Royaume-Uni) et du quotidien Al Ahram, pour lesquels il écrit des articles, des grands reportages et des analyses sur la politique turque et régionale. Son dernier livre, « Political Islam in Turkey : Running West, Heading East ? » est paru en mai aux USA et sortira en Europe le mois prochain. Il a aussi écrit d’autres ouvrages, dont « Context and Circumstance : The Turkish Military and Politics » (2001), « , » (1995).

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Sources

Today’s Zaman, du 13 Octobre 2008

Traduction de Sandrine Alexie

Mis en ligne sur le site de Sandrine Alexie

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