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Turquie - Ankara se soucie-t-elle vraiment de la démocratie en Egypte ?

mardi 6 août 2013, par Cengiz Çandar, Pierre Pandelé

Un exemple de la réaction des intellectuels turcs libéraux au coup d’État égyptien et aux réactions consécutives du pouvoir turc, lequel s’emploie à y trouver la confirmation de ses fièvres obsidionales, ou à tout le moins à convertir cette peur en rente politique... Cenğiz Candar, spécialiste du Moyen-Orient est un des intellectuels les plus médiatiques et en vue de Turquie. Il appartient au courant de la gauche centriste libérale qui a fait le pari de soutenir l’AKP avant de s’en détourner [trop tardivement pour certains] à mesure que le pouvoir renforçait son assise et sa gestion autoritaire des affaires.

Ömer Taşpınar écrivait l’autre jour dans Today’s Zaman qu’il ignorait qu’il se trouvait autant de spécialistes de l’Égypte en Turquie. En rentrant pour quelques jours en Turquie depuis Washington [où il exerce comme correspondant], il raconte avoir vu un nombre incalculable de personnes débattant de la situation égyptienne sur toutes les chaînes et à toutes les heures et aurait alors rapidement compris qu’ils débattaient en réalité plus de la Turquie que de l’Egypte en tant que telle.

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Cenğiz Candar

Bien qu’il n’y ait pas de spécialiste de l’Égypte en Turquie, le nombre de ceux qui débattent de manière enflammée sur la question est en effet pour le moins respectable. Et ceux qui déterminent le contenu des débats sont les membres de l’AKP, ses porte-voix et ses propagandistes.

Le problème est traité en deux temps :
1. Condamner le « coup d’État militaire » en Égypte sans tolérer le moindre mais.
2. Demander le retour au pouvoir de Mohammed Morsi et des Frères Musulmans – de nouveau sans contestation possible -.

Ces deux points sont cohérents l’un vis à vis de l’autre. Si vous considérez le « coup d’État » égyptien comme inacceptable, vous êtes également supposés vous opposer à ses conséquences et dès lors il devient naturel de demander le retour de Morsi à la présidence et des Frères Musulmans au pouvoir.

Cela étant, dans la mesure où vous vous appropriez cette formulation et aussi longtemps que vous persistez à lire la situation égyptienne à partir d’Ankara et qu’à chaque moment où vous prononcez le mot « Égypte » vous pensez en réalité « Turquie », vous risquez de vous retrouver broyé par la « machine à propagande » qui s’emploie à tirer un trait d’égalité entre Mohammed Morsi et Tayyip Erdoğan. Et si vous être suffisamment judicieux pour éviter de tomber dans ce panneau, alors on étendra démesurément l’accusation de « pro-putschiste » jusqu’à vous obliger à prêter le flanc aux critiques de tous bords.

Hasan Cemal qui a bien compris le problème tient ainsi les propos suivants dans un article intitulé « Depuis quand la critique de Morsi relève-t-elle d’un appel au coup d’État ?... Arrêtez la plaisanterie ! » publié sur T24 : « Critiquer Mohammed Morsi est-il désormais interdit ? Est-ce désormais considéré comme un appel au putsch ? A-t-on perdu la boule ? On peut tout à fait s’opposer au coup d’État et pointer les erreurs de Morsi. Comment autrement établir un bilan critique des événements ? » .

Il condamne l’utilisation du coup d’État égyptien dans le débat public en Turquie par ces lignes définitives :
« S’employer à lier critique de Morsi et aspiration au coup d’État est une posture dépourvue de toute pertinence. Si l’on espère museler par ce biais toute critique vis à vis d’Erdoğan il s’agit d’une tentative aussi vaine qu’absurde ».

Effectivement... mais le véritable dessein [des partisans de l’AKP] est le suivant : utiliser la situation égyptienne pour accréditer les assertions selon lesquelles le mouvement Gezi constituerait un véritable complot Ergenekon bis visant à préparer le terrain à un coup d’État militaire.

La « conspiration internationale » visant les dirigeants islamistes élus (et par là-même démocrates) serait ainsi parvenue à son but dans le cas égyptien grâce aux foules qu’elle serait parvenue à amasser sur la place Tahrîr à l’occasion du meeting du 30 juin. On aurait tenté exactement la même chose avec le mouvement Gezi à Taksim au début du mois de juin, [à cette différence près qu’] Erdoğan ne s’est pas laissé abusé. Voilà en résumé ce que [les partisans de l’AKP] souhaitent voir raconter...

En plus de cela la Turquie s’efforce actuellement sous le leadership d’Erdoğan de sauver Mohammed Morsi et de le ramener au pouvoir en adoptant face au coup d’État militaire « une posture de principe [sur la question de la démocratie] et une attitude morale au prix de l’isolement [sur la scène internationale] », pour reprendre les propos du porte-parole du gouvernement.

La conséquence logique de cela est qu’il faudrait prendre fait et cause pour Erdoğan et la politique étrangère qu’il incarne au motif que l’on condamne le putsch militaire. Au nom des principes [de la démocratie] et de la morale...

Autrement dit rangeons-nous tous comme un seul homme derrière Erdoğan et le pouvoir en place, et oublions la répression impitoyable du mouvement Gezi, le recours aux armes contre le peuple à Lice ou encore l’étouffement du massacre de Roboski. Voilà ce qu’ils souhaitent. Et que ceux qui s’y refusent se préparent à se voir qualifiés de « putschiste », « sans scrupules » j’en passe et des meilleures etc.

Quoi qu’on en dise il faut pourtant résister à ce qui n’est que le dernière exemple en date de la série de fautes commises dernièrement par le gouvernement, y compris en matière de politique extérieure. L’attitude adoptée sur la question égyptienne n’a rien de morale ou de vertueuse. Que le sort fait aux Frères Musulmans puisse avoir ébranlé l’AKP et qu’il s’émeuve de ce fait des événements en cours n’a rien de très compréhensible. Seulement il ne faudrait pas y voir là un quelconque rapport avec « la morale » ou les « questions de principe », mais bien plutôt un mélange de Realpolitik et de réflexes légitimes d’auto-défense de la part du parti au pouvoir.

Vous voulez un exemple de cela ? Prenons les relations cordiales de l’AKP avec le président soudanais Omar al-Bachir, parvenu au pouvoir par l’intermédiaire d’un coup d’État [1]. Omar al-Bachir est est actuellement sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, mais cela ne l’a pas empêché de se rendre régulièrement en Turquie lorsque lui l’envie l’en prenait sans que ne se trouvent pour autant brandis les « éléments intangibles de la politique étrangère » que constitueraient « les principes » [de la démocratie] et « la morale »... C’est l’appartenance d’Al Bachir à l’islamisme politique qui a primé [2].

De même le premier pays à féliciter Ahmadinejad pour sa réélection de 2008 a bel et bien été la Turquie, qui n’a même pas attendu la fin du décompte des voix. Le silence d’Ankara sur les questions de principe et de morale fut assourdissant alors même que l’Iran était secoué par des manifestations populaires s’opposant aux élections trafiquées et que les manifestants faisaient l’objet d’une répression [féroce] qui piétinait allégrement les droits de l’homme. Le ministre des Affaires Étrangères Ahmet Davutoğlu avait alors répliqué aux critiques formulées à son endroit en invoquant la Reapolitik, déclarant que les manifestations en Iran ne s’inscrivaient pas dans un « contexte révolutionnaire » susceptible de provoquer le renversement du régime. Ce qui était juste. Si l’on applique les mêmes poids et mesures à l’Égypte, cela signifierait que le « recours à la force » était inévitable. Mohammed Mursi a en effet était porté à la présidence le 30 juin 2012 avec 51,7 % des suffrages et un taux de participation légèrement supérieur à 50%. Soit treize millions de voix. Un an après son élection vingt-deux millions de voix ont réclamé sa démission [allusion au nombre de signataires de la pétition lancée par le collectif égyptien Tamarod – « rébellion, désobéissance » -]. Et un an plus tard la situation révolutionnaire en Égypte – qui perdurait en réalité depuis [la révolution du] 25 janvier 2011 – a de nouveau prévalu.

Pour qui veut comprendre les événements en cours en leur appliquant une grille de lecture égyptienne [et non turque], il y a quelques intérêts à jeter un œil sur ce que dit un spécialiste de l’Égypte – bien qu’il refuse par modestie ce qualificatif - à l’université de Washington, Nathan Brown. Celui-ci écrit dans les colonnes du New Republic les lignes suivantes, intitulées « What’s Next in Egypt ? » :

La politique égyptienne s’est retrouvée plongée en plein cœur d’un débat terminologique digne des séminaires d’études doctorales les plus ronflants : s’agit-il d’un coup d’État ou d’une révolte populaire ?
La réponse est simple : les deux.
Imaginez la situation suivante : le Général Martin Dempsey [chef d’état-major des armées] annonce à la télévision publique que Barack Obama n’est plus Président et que la Constitution américaine est suspendue. Comment appelleriez-vous la chose ?

Imaginez également ceci : dix millions d’Américains se mettent à défiler pour appeler à la déposition immédiate d’Obama. Celui-ci réplique qu’il lui reste encore trois ans avant la fin de son mandat – mais se retrouve chassé de son poste et potentiellement accusé devant les tribunaux. Comment qualifieriez-vous cela ?

Oui, il s’agissait bien d’un coup d’État. Et oui, il y a bien eu une révolte populaire. Pourquoi en débattre ? Beaucoup d’Égyptiens considèrent qu’il s’agit d’une question de jugement moral plus que de terminologie. [l’article se poursuit comme tel : « mais les juristes américains se doivent de savoir si les événements récents déclenchent la suspension automatique de l’aide américaine -1,3 milliards de $ alloués annuellement à l’Egypte, qui pourraient être menacés par le Consolated Appropriations Act qui interdit toute aide économique et militaire à un pays dont le gouvernement démocratiquement élu a été renversé par un Coup d’Etat-. Aussi le débat a beau être très simple à trancher sur le plan linguistique, il n’en continuera pas moins de faire rage »].

Pour les Turcs – ou plutôt pour le pouvoir politique « en partenariat idéologique » avec les Frères Musulmans-, c’est exactement l’inverse : ils débattent sur les mots en faisant semblant de traiter de considérations morales. Si le maître-étalon était véritablement la démocratie, pourquoi les dirigeants turcs ne se coltinent donc pas avec les attaques au gaz lacrymogène contre le mouvement Gezi, les tirs à armes réelles contre le peuple à Lice ou l’étouffement du massacre de Roboski en Turquie...

*****

On pourra remarquer que Cenğiz Çandar s’intéresse au moins autant que l’AKP aux conséquences potentielles de la situation égyptienne dans le champ politique turc... Il faut dire que les intellectuels libéraux dans son genre craignent de se retrouver une nouvelle fois pris entre le marteau du soutien inconditionnel à un pouvoir islamique autoritaire et l’enclume du coup d’État militaire...

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Sources

Ankara se soucie-t-elle vraiment de la démocratie en Égypte ? (traduction de Pierre Pandelé)
Ankara’nın derdi Kahire’de demokrasi mi ?
Cengiz Çandar / RADIKAL - lundi 15 juillet 2013

Notes

[1Influencé par l’une des grandes figures de l’islamisme politique, le soudanais Hassan al-Tourabi et impliqué pour les exactions commises pendant la guerre au Darfour, sciemment provoquée par un gouvernement soudanais qui s’est fait le chantre de l’islamisme et de l’arabité notamment contre les poussées indépendantistes du sud du pays - devenue depuis la République du Soudan du Sud .

[2Omar al-Bachir est le premier chef d’État en exercice sous la coupe d’un mandat de la CPI. La Ligue Arabe, l’Union Africaine et l’Organisation de la Conférence Islamique refusent de donner suite au mandat, aussi al-Bachir continue-t-il de voyager librement dans nombre de capitales arabes et africaines. Il avait été invité à Istanbul dans le cadre du sommet de l’OCI de 2009, ce qui avait créé de nombreuses polémiques, l’intervention de l’Union Européenne et l’accusation d’ingérence de la part des dirigeants turcs. Finalement al-Bachir avait annulé sa venue pour des raisons de politique intérieure.

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