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UE-Turquie : l’hypothèse de l’intégration graduelle

samedi 6 janvier 2007, par Cemal Karakas

Source : AB Haber

Les négociations entre l’Union européenne et la Turquie ont débuté en octobre 2005 avec pour objectif officiel l’adhésion. En raison notamment de l’hostilité d’une large partie de l’opinion européenne, la voie en semble cependant semée d’embûches. On plaide ici pour une intégration graduelle, en plusieurs phases et sur des thèmes choisis : un modèle qui pourrait déboucher sur la conception d’une intégration
européenne à niveaux différenciés.

-  Cemal Karakas est assistant de recherche au Peace Research Institute Frankfurt (PRIF) et assistant parlementaire au Parlement européen.

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- Le début des négociations d’adhésion avec la Turquie marque un tournant dans la traditionnelle politique d’élargissement de l’UE. Les pourparlers d’adhésion pourraient cependant traîner en longueur et la ratification échouer, notamment du fait des référendums nationaux. Si l’adhésion de la Turquie ne pouvait être envisagée, en dépit du succès des négociations d’adhésion, et si les partenaires demeuraient néanmoins intéressés par une intégration plus approfondie, le modèle de l’intégration graduelle apparaîtrait comme une option, pour concrétiser la décision du Conseil d’arrimer la Turquie aux structures européennes par le lien le plus fort possible.

L’intégration graduelle pourrait ainsi servir de fondement à une adhésion dynamique à niveaux multiples sans provoquer de collapsus institutionnel. Le rapprochement de la Turquie se déroulerait par étape et de façon contrôlée. En se fondant sur l’union douanière, l’intégration graduelle, qui pourrait être étendue à d’autres domaines, permettrait à Ankara de participer à la prise de décision dans les domaines qui la concernent spécifiquement, sans pour autant lui donner de droit de veto. Pour Ankara, elle représenterait toutefois une nette amélioration par rapport au statu quo.

Le conflit apparent au sein de l’Union européenne (UE) à propos de l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie ainsi que la revendication autrichienne d’une mention – explicite et inédite dans l’histoire des processus d’élargissement– des alternatives à une adhésion pleine et entière autorisent déjà à qualifier ce débat d’exceptionnel, de tournant dans la politique d’élargissement européenne. La mention explicite du caractère ouvert des négociations ainsi que les multiples possibilités de les suspendre que s’est donnée l’UE ont introduit un changement de paradigme : à l’avenir, seront prises en compte non seulement la capacité du pays candidat à intégrer l’Union mais également la capacité institutionnelle de l’UE à assimiler de nouveaux membres.

À n’en pas douter, l’UE se trouve face à un dilemme : la précédente vague d’élargissement à dix nouveaux États membres ne s’est accompagnée ni d’une consolidation de son socle institutionnel ni d’un renforcement de sa capacité d’action. Simultanément s’impose la nécessité d’une réflexion critique sur sa finalité politique, le rôle qu’elle entend jouer dans le monde, ainsi que sur de nouvelles formes de coopération et d’intégration, à l’extérieur et à l’intérieur de la communauté. Dans ce contexte, la Turquie occupe une place particulière, puisqu’aucun autre candidat à l’adhésion n’avait jusqu’alors suscité d’aussi vives réactions de rejet. Bien que l’adhésion pleine de la Turquie à l’UE soit l’objectif déclaré des négociations, la décision du Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004 prévoit que « de longues périodes transitoires, des dérogations, des arrangements spécifiques ou des clauses de sauvegarde permanentes » pourraient, – pour la première fois – être envisagés. Ces mesures spécifiques pourraient concerner la libre circulation des personnes, les politiques structurelles ou l’agriculture.

Pour autant, l’Union n’a pas intérêt à ce que la Turquie renonce à son processus d’européanisation et de démocratisation. La décision du Conseil européen prévoit en conséquence la clause de garantie suivante : s’il s’avère que l’adhésion de la Turquie ne peut avoir lieu, en dépit du succès des négociations d’adhésion, et s’il s’avère que les deux parties sont encore intéressées par une coopération et une intégration plus approfondie, il conviendra « de veiller à ce que l’État candidat concerné soit pleinement ancré dans les structures européennes par le lien le plus fort possible. » L’UE n’a pas défini ce qu’elle entendait par « lien fort ». Mais, pour la première fois, elle s’est réservé la possibilité de tester diverses modalités d’intégration.

La présente analyse se veut une réflexion critique sur la décision du Conseil et sur l’état actuel de l’intégration de la Turquie à l’UE, ainsi que sur l’élucidation de ce « lien le plus fort possible ». On plaidera pour une intégration à niveaux multiples, différenciée thématiquement ainsi qu’en fonction de la durée et de l’espace, et qui pourrait s’appuyer sur un modèle d’intégration graduelle. Le moment venu, cette méthode pourrait non seulement se révéler servir l’intérêt de la Turquie, mais également celui d’autres pays candidats à l’adhésion.

L’UE et la Turquie face à de difficiles négociations

Selon le cadre des négociations entre l’Union et la Turquie présenté par la Commission européenne au cours de l’été 2005 et signé le 3 octobre de la même année, deux conditions formelles doivent être remplies avant que la Turquie puisse éventuellement adhérer à l’Union :

1) Avant la fin de l’année 2006, Ankara devra, dans le cadre de l’union douanière, ouvrir ses ports et ses aéroports aux bâtiments chypriotes, et reconnaître Chypre de manière officielle au cours des pourparlers d’adhésion ;

2) Une adhésion de la Turquie ne sera envisageable qu’après l’établissement du cadre financier commun pour la période qui s’ouvrira en 2014. Cela signifie concrètement qu’une adhésion de la Turquie ne serait possible qu’en 2014/2015 au plus tôt.

La décision du Conseil européen introduit un tournant incontestable dans la politique européenne d’élargissement. Outre l’accent mis sur le caractère ouvert des négociations et sur la capacité d’absorption de l’Union européenne, la décision du Conseil contient deux autres nouveautés, qui pourraient constituer autant d’obstacles. Celles-ci peuvent être classées en fonction des différentes phases du processus d’adhésion :

1) Phase de négociation : la Commission européenne a établi des benchmarks, c’est-à-dire des exigences minimales auxquelles le pays candidat à l’adhésion doit satisfaire avant l’ouverture, ou la clôture, de l’un des 35 chapitres d’accession. La Commission décide, conjointement avec les États membres, si le pays candidat remplit ces conditions minimales. En théorie, chaque État membre pourrait opposer son veto, et ainsi allonger les négociations. Lorsque tous les chapitres seront conclus, les conditions formelles pour l’adhésion seront remplies.

2) Phase de conclusion et de ratification : après la conclusion des négociations d’adhésion, il reviendra à chaque État membre de décider s’il souhaite ou non organiser un référendum sur l’adhésion de la Turquie. L’Autriche et la France ont d’ores et déjà annoncé leur intention d’opter pour cette solution. La France a spécialement modifié sa Constitution afin de permettre aux Français de se prononcer directement sur l’adhésion de nouveaux candidats. Si l’hostilité d’une large partie de l’opinion publique européenne perdure, ces référendums pourraient bien devenir le plus grand obstacle à l’adhésion de la Turquie.

Le statu quo : l’union douanière, forme d’adhésion partielle et asymétrique

Depuis 1964, existe entre l’UE et la Turquie un accord d’association dans le cadre duquel a été instaurée en 1996 une union douanière. Préparée par le conseil d’association Communauté européenne-Turquie, celle-ci vise à renforcer la coordination de la politique économique des deux parties. De nombreuses barrières commerciales entre l’UE et la Turquie, tels les droits de douane sur les produits manufacturés, ont ainsi été supprimées. La Turquie a en outre dû adopter le tarif douanier commun de la Communauté et de nombreuses autres dispositions en matière de commerce extérieur. Elle a ainsi transposé en droit national des parts importantes de l’acquis communautaire, principalement dans les domaines des droits de douane, de la politique commerciale, de la concurrence ainsi que de la protection de la propriété intellectuelle, industrielle et commerciale. Du point de vue de l’intégration politique, l’union douanière va plus loin que l’Espace économique européen (EEE) et constitue une étape intermédiaire entre la zone de libre-échange et le grand marché intérieur. La Turquie est cependant insatisfaite de l’union douanière, celle-ci s’appliquant pleinement aux produits industriels et agricoles transformés, mais seulement de façon limitée aux services, aux produits agricoles bruts ou au charbon, à l’acier et au textile. Ce qui signifie qu’elle vaut pour moins de 50 % des biens produits en Turquie. Le protectionnisme unilatéral de l’Union protège donc l’économie européenne de la concurrence turque. Depuis sa création, l’union douanière a ainsi essentiellement assuré des surplus commerciaux à l’Union européenne. Le déficit commercial d’Ankara vis-à-vis de l’Europe des Quinze s’élevait, en 2004, à près de 7,1 milliards d’euros, et, vis-à-vis de l’Europe des Vingt-Cinq, à près de 8,4 milliards d’euros. L’UE profite bien plus de l’union douanière que la Turquie ; le déficit commercial annuel de la Turquie étant parfois interprété à Ankara, de façon moqueuse, comme une « avance » équilibrant les coûts d’une possible adhésion à venir.

Dans les faits, la politique commerciale de la Turquie est déterminée à Bruxelles. Comme non-membre de l’Union, la Turquie est pourtant exclue du processus décisionnel. L’union douanière est ainsi non démocratique, dans la mesure où la Turquie a cédé des parts importantes de sa souveraineté nationale sans être représentée dans le processus de décision multilatéral de l’Union et sans pouvoir y exercer de réelle influence. Du point de vue de l’intégration politique, l’union douanière représente de facto une adhésion partielle et asymétrique de la Turquie. Il n’est donc pas étonnant que, dans l’histoire du processus d’élargissement, aucun autre pays candidat n’ait jusqu’à présent mis en place, avant son adhésion, une union douanière avec l’UE. Pour la Turquie, la réalisation de l’union douanière au milieu des années 1990 était surtout importante d’un point de vue politique. Ankara estimait son coût concret comme étant moins important que l’avantage immatériel qu’elle en retirait, l’intégration commerciale devant à terme ouvrir la voie à l’adhésion pure et simple.

Le modèle de l’intégration graduelle

Dans la discussion sur l’adhésion de la Turquie à l’Union, toute proposition alternative à l’intégration doit, du point de vue d’Ankara, dépasser le statu quo actuel. Il est intéressant de constater qu’en Turquie il n’est jamais question « d’accession », mais toujours « d’adhésion pleine et entière » (en turc : tam üyelik). Ce qui induit que la Turquie se considère déjà comme faisant partie intégrante de l’Union européenne.

Du point de vue de l’Union, toute alternative à l’intégration se doit de prendre en compte la décision du Conseil européen de décembre 2004, ainsi que les trois principales réserves existantes dans l’UE : la crainte d’une liberté de mouvement illimitée des personnes et des travailleurs, la crainte de transferts financiers issus des fonds structurels et agricoles européens vers la Turquie à hauteur de plusieurs milliards d’euros et la crainte du blocage institutionnel.

L’idée d’intégration graduelle inclut ces trois réserves. Elle est conçue pour prendre en compte aussi bien les efforts de réforme de la Turquie que les intérêts de l’Union européenne. Conformément à la décision du Conseil sur l’intégration de la Turquie, elle veille à ce que « l’État candidat concerné soit pleinement ancré dans les structures européennes par le lien le plus fort possible ». En proposant pour la Turquie un droit de vote partiel, sans possibilité de veto, elle lui assure une participation au processus de décision en évitant qu’une intégration prématurée ne provoque un blocage institutionnel.

Du point de vue juridique, l’idée d’intégration graduelle s’appuie sur les règles de l’UE en vigueur pour les pays associés (article 310 CE) et pour les candidats à l’accession (article 49 du Traité sur l’Union européenne, [TUE]), mais avance également en terre inconnue. Si elle est ici conçue spécialement pour la Turquie, elle est en principe applicable à tous les candidats à l’adhésion, actuels et futurs, ainsi qu’aux États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE).

Principe de base : une intégration dynamique à niveaux multiples, avec droit de vote sectoriel. L’intégration graduelle est un modèle dynamique, prévoyant le rapprochement institutionnel de la Turquie en trois phases thématiques. Celles-ci seraient identifiées par leur degré d’intégration et de formalisation juridique, la première phase représentant le plus faible degré d’intégration.

Le début de la phase d’intégration suivante serait conditionné, c’est-à-dire lié à l’application effective et dans les délais prévus des obligations souscrites. Il n’y aurait donc nul automatisme dans le passage d’une étape à l’autre. Ce mécanisme devrait encourager la Turquie à avancer sur la voie de la démocratisation et de la réforme.

Les deux parties devraient s’accorder sur la durée de chacune des étapes. Celle-ci pourrait s’étendre sur 5 à 10 ans. L’étape suivante pourrait débuter une fois la mi-temps de la précédente atteinte, à condition que les deux parties le souhaitent : il pourrait cependant arriver qu’une partie se satisfasse du niveau d’intégration atteint et ne souhaite pas aller plus loin. Ainsi, la perspective d’une adhésion pleine et entière demeurerait, mais ne pourrait se concrétiser qu’après l’entrée en vigueur de la dernière étape de l’intégration. Ici aussi, il faudrait naturellement que les deux parties s’accordent. En tout état de cause, l’UE ne devrait pas refuser à la Turquie cette perspective : le climat politique peut évoluer sur le long terme au profit de la Turquie, par exemple du fait de problèmes d’approvisionnement énergétiques ou du vieillissement de la population européenne.

La Turquie recevrait, pour les domaines dans lesquelles elle est intégrée à l’UE, un droit de vote sectoriel au Conseil, sans possibilité de veto. La crainte du blocage institutionnel disparaît ainsi, au moment même où Ankara se voit reconnaître un légitime droit d’intervention sur les processus qui la concernent. Quant à la participation de la Turquie aux travaux du Conseil, on pourrait utiliser les règlements déjà existants, par exemple ceux qui induisent le opt-in. La participation des États membres de l’AELE aux séances du Conseil qui concernent l’EEE pourrait servir d’exemple. Concrètement, la Turquie ne participerait qu’aux séances concernant des domaines où elle est intégrée. Un Conseil élargi à Ankara pourrait se consacrer spécialement aux questions concernant la Turquie. Si surgissaient quelques réserves juridiques sur la participation d’Ankara aux séances du Conseil, le Conseil d’Association UE-Turquie, pourrait être renforcé et doté de pouvoirs de décision accrus. La majorité des directives et règlements étant adoptés par une procédure de codécision entre le Conseil, la Commission et le Parlement, la Turquie devrait avoir des observateurs dans chacune de ces institutions.

Les domaines de l’intégration progressive

Les deux parties pourraient commencer par identifier les domaines à intégrer lors de la première phase. Au centre des négociations figureront certainement les thèmes qui promettent aux deux côtés le plus de gain, ou sur lesquels il y a consensus. Au-delà, chaque partie contractante garderait sa capacité de décision concernant les thèmes et le rythme de l’approfondissement.

Du côté de l’Union, la liberté de circulation et les fonds structurels et agricoles sont d’ores et déjà exclus des négociations. Puisque la Turquie n’est que partiellement intégrée, il devrait être de son intérêt de « déficeler » le rigide paquet de négociations et ses 35 chapitres d’accession. Cela signifie concrètement qu’Ankara ne devrait plus adopter et transposer en droit national que les parties de l’acquis communautaire relatives aux domaines intégrés. On a déjà procédé de la sorte dans le cadre de l’union douanière. Au cours de la première phase de l’intégration graduelle, la Turquie pourrait surtout avoir intérêt à un approfondissement de l’union douanière à son avantage. Il est tout à fait vraisemblable que la Turquie serait

surtout intéressée à voter pour déterminer les quotas d’importation et le montant des droits de douane. Si cela s’avérait impossible pour des raisons juridiques, l’Union ne pourrait aucunement éviter – ne serait-ce que pour des raisons morales – d’accorder à la Turquie des conditions plus équitables ou des compensations financières. La Turquie pourrait également être intéressée par un approfondissement de la coopération dans les domaines de l’éducation, de la culture et de la recherche, et par l’extension de ce type de coopérations à de nouveaux domaines : par exemple pour des mesures structurelles ou pour la protection de l’environnement. L’intégration graduelle offre ici à l’UE un avantage comparatif par rapport à une adhésion pleine et entière : le coût de la participation de la Turquie à des programmes européens d’aide serait bien moindre que celui qu’entraînerait une adhésion pleine et entière. D’après les premières estimations de la Commission, le coût annuel d’une adhésion de la Turquie s’élèverait en moyenne à près de 20 milliards d’euros par an sur la période 2014-2025.

Au cours de cette première phase, l’UE pourrait souhaiter une amélioration de la sécurité juridique pour les entreprises, les citoyens et les fondations européennes, ou un renforcement de la coopération judiciaire et policière (politique des visas, sécurité des frontières, lutte contre l’immigration illégale ou la criminalité organisée). D’un point de vue économique, une libéralisation du marché turc et un programme de réformes négocié avec le Fonds monétaire international (FMI) seraient également dans l’intérêt de l’Union européenne et de ses entreprises.

Une Turquie fermement attachée à l’Europe pourrait constituer un élément géopolitique de poids au profit de la sécurité européenne et renforcer la surface mondiale de l’UE. De concert avec Ankara, l’Union européenne pourrait, dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), étendre son influence politique au Moyen-Orient sur la question kurde, la crise en Irak, la lutte contre le terrorisme international et jusqu’aux gisements de pétrole du Golfe et de la mer Caspienne. L’intégration de la Turquie dans le dispositif de sécurité de l’UE, via par exemple une association à la PESC analogue à celle qui existait avec l’Union de l’Europe occidentale (UEO), faciliterait certainement la poursuite des objectifs géostratégiques européens.

Suivant cette logique, et en postulant l’intérêt des deux parties contractantes, on peut imaginer une adhésion de la Turquie au cadre intergouvernemental des deuxième et troisième piliers, lors d’une seconde étape de l’intégration. L’organe décisionnel central est ici le Conseil, qui prend ses décisions à l’unanimité. La Turquie pourrait d’abord y prendre part comme observateur, avant d’y recevoir ultérieurement un droit de vote.

Pour la seconde phase de cette adhésion dynamique à niveaux multiples, les deux parties pourraient aussi envisager un approfondissement des thèmes précédents, et en particulier un développement progressif de l’union douanière en direction d’un marché commun. Un tel marché introduirait, après la liberté de circulation des biens, celle des services et des capitaux. L’UE pourrait aussi être intéressée par un retrait des limitations aux investissements étrangers dans l’économie turque. Elle pourrait demander à Ankara de lever les obstacles à la liberté d’implantation et à la libre circulation des services. Un approfondissement de la coopération opérationnelle et institutionnelle entre les administrations policières et judiciaires, ainsi qu’une participation de la Turquie à des institutions européennes comme Europol (European Police Office) et Eurojust10, pourraient être également considérés.

Lors de la troisième phase, on pourrait réfléchir à un approfondissement du marché commun, dans le sens du grand marché intérieur. Il ne saurait être question d’une pleine liberté de circulation des personnes et des travailleurs – à l’exception peut-être des secteurs dans lesquels l’UE a besoin de main-d’œuvre. En revanche, les deux parties pourraient prévoir un approfondissement de leur coopération au sein de la PESC ou dans le domaine de la Justice et des Affaires intérieures (par exemple dans le cadre d’une participation à l’espace Schengen). Il pourrait aussi être question d’une entrée progressive dans l’Union économique et monétaire, avec pour conséquence éventuelle l’introduction de l’euro en Turquie.

Avantages et inconvénients du modèle d’intégration graduelle

L’intégration graduelle serait avantageuse pour la Turquie, dans la mesure où elle n’exclut pas la perspective d’une intégration pleine et entière à l’Union européenne. Ankara pourrait, dans le cadre d’une adhésion dynamique à niveaux multiples, peser sur le degré d’intégration et accéder par paliers à un droit de vote sectoriel. À travers une coopération constructive au sein du Conseil, la Turquie pourrait démontrer sa capacité à développer le consensus, et ainsi réduire les craintes des opinions publiques et des élites politiques quant à une possible adhésion.

L’approfondissement de l’union douanière au profit de la Turquie et une participation supplémentaire aux programmes d’aide européens constitueraient possiblement des motivations financières supplémentaires. De plus, l’intégration graduelle permettrait à Ankara de gagner du temps dans la mise en pratique d’un certain nombre de réformes intérieures. Pour la Turquie, l’inconvénient majeur de ce processus résiderait dans le fait qu’elle ne disposerait pas du droit de veto et que l’accession pleine et entière y demeurerait une simple perspective. Chaque État membre de l’UE resterait en effet libre d’opposer son veto à l’activation de la prochaine phase et pourrait ainsi bloquer le processus d’intégration.

Pour l’Union européenne, le premier avantage d’un tel modèle est qu’il attache fermement la Turquie aux structures européennes sans pour autant provoquer leur paralysie. Ankara pourrait certes, à travers son droit de vote au Conseil, exercer une influence politique, mais l’Union demeurerait libre de ses propres décisions, et resterait crédible sur le plan politique. Et quelques arguments « négatifs » pour la Turquie sont avantageux pour l’Union : l’intégration graduelle ne comporte pas d’adhésion automatique ; le progrès de l’intégration peut être délimité thématiquement ainsi que dans le temps et dans l’espace ; il ne pourrait y avoir pour la Turquie ni liberté de circulation des personnes ni participation aux fonds structurels et agricoles. L’UE devrait étendre l’union douanière au profit de la Turquie et lui proposer de participer à des programmes d’aide supplémentaires. Si le modèle esquissé ici assure néanmoins à Bruxelles un avantage comparatif sur les coûts estimés d’une accession, il présente également un gain de temps, qui pourrait être utilisé notamment pour renforcer les institutions.

L’inconvénient majeur pour l’Union européenne (et spécialement pour les partisans de l’intégration) est que le modèle de l’intégration graduelle pourrait relancer le débat sur les formes différenciées d’intégration. Si le modèle graduel venait à être appliqué par l’UE à la Turquie, ou à d’autres pays candidats, un nouvel ensemble sui generis pourrait voir le jour dans l’Union. Ce qui soulèverait une importante question : combien d’options d’intégration ou d’adhésion différentes l’Union européenne pourrait-elle supporter par rapport à son ordre juridique actuel ?


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