Delphine Nerbollier, Istanbul
Près de trente ans après le coup d’Etat, un ancien prisonnier politique a racheté les droits d’une chanson conçue comme un instrument de supplice et en interdit la diffusion
Cem Yilmaz est l’un des rares citoyens turcs à avoir pris sa revanche sur les auteurs du coup d’Etat du 12 septembre 1980. A l’époque, il a 19 ans et milite dans une organisation d’extrême gauche, Dev-Sol. Arrêté quelques mois avant le putsch, il sera incarcéré durant plus de trois années, notamment au sein de la prison de Metris, à Istanbul. Durant cette période de détention, Cem Yilmaz est quotidiennement torturé, à l’instar de ses compagnons de cellule, militants gauchistes, démocrates ou islamistes. « Nous étions 16 par cellule, raconte-t-il de sa voix rauque, enrouée par le tabac. Chaque matin, une vingtaine de militaires pénétraient dans nos cellules et nous battaient. Cela durait toute la journée et était si violent que nous nous évanouissions. »
Cem Yilmaz évoque aussi un détail de poids. « A l’époque, les généraux avaient spécialement commandé une chanson, Turquie, mon paradis. Les paroles, racistes, identifient les ennemis de la nation, ouvriers, démocrates, intellectuels. Chaque matin, dès 7 heures, cette chanson était diffusée dans toutes les cellules, et cela sans discontinuer, jusqu’au soir. Cela nous rendait fous. Et c’est au son de cette musique que nous étions battus. » Trente ans après les faits, la voix aiguë et frémissante de son interprète, Müserref Akay, résonne encore dans la tête de Cem Yilmaz. Mais aujourd’hui, devenu producteur de musique, il rit de la mise en scène militaire et de la robe taillée dans un drapeau turc portée par la diva blonde dans le clip réalisé pour l’occasion. Et s’il rit, c’est parce que, entre-temps, Cem Yilmaz a réussi un coup de maître.
« En 2007, un ami m’a proposé de racheter plusieurs de ses catalogues de musique. En les feuilletant, j’ai découvert le titre Turquie, mon paradis. J’en ai aussitôt acheté les droits, et deux ans plus tard, j’ai publiquement annoncé l’interdiction de diffuser cette chanson. Les réactions ont été immédiates. Des personnes que je n’avais pas vues depuis des années m’ont contacté, en larmes. Ce que j’ai fait est une petite chose. J’ai simplement saisi une occasion, mais dans ce pays, de petites choses peuvent résoudre de gros problèmes. »
A la suite de cette annonce, Müserref Akay a elle aussi saisi son téléphone, « non pas pour s’excuser » d’avoir chanté un titre conçu comme un instrument de torture, mais pour « affirmer que rien ne l’empêcherait de continuer à l’interpréter ». « Je ne pense toutefois pas qu’elle le fera », estime Cem Yilmaz, serein, dans les bureaux de sa maison de production.
Rares sont les citoyens turcs à avoir eu l’occasion de prendre une telle revanche sur les auteurs du coup d’Etat de 1980. Les cinq généraux en question sont protégés par la Constitution qu’ils ont eux-mêmes rédigée et qui empêche toute poursuite à leur encontre. En 2000, un procureur a bien tenté des démarches en ce sens, mais il a été démis de ses fonctions.
Toutefois, alors que le pays s’apprête à commémorer le 30e anniversaire de ce putsch, la demande de justice est bien réelle. En 2008, une coalition d’associations a vu le jour pour demander que les responsables soient jugés. Cela a été réalisé symboliquement quelques mois plus tard. Le 12 septembre 2008, un tribunal de conscience a condamné les putschistes de 1980. Ce jour-là, l’amphithéâtre de l’Université Bilgi d’Istanbul, reconverti pour l’occasion en salle d’audience, était comble.
« Les putschistes ont été condamnés dans les consciences », se félicite l’avocate Fethiye Cetin qui a présidé ce tribunal. « Cela ouvre la voie à une transformation des esprits et permet d’instaurer une culture des droits de l’homme », ajoute cette militante qui a elle aussi passé trois années en prison à la suite du coup d’Etat.
Aujourd’hui, la question de la responsabilité des putschistes est plus que jamais d’actualité. La semaine dernière, après dix-sept jours de marathon parlementaire, les députés turcs ont approuvé un paquet de réformes constitutionnelles qui, notamment, lève l’impunité des généraux auteurs du coup d’Etat de 1980. Reste désormais aux électeurs d’approuver le paquet de réformes dans son intégralité lors d’un référendum qui aura lieu cet été.
Mais les putschistes seront-ils vraiment jugés ? Cem Yilmaz en doute car les faits seront bientôt prescrits. En attendant, les principaux responsables sont libres. De sa maison de Marmaris, une station balnéaire où il s’est reconverti à la peinture, le général Kenan Evren a affirmé qu’il se suiciderait s’il devait être jugé un jour.