Une importante manifestation (évaluée à 20 000 personnes par les organisateurs) s’est déroulée, le 20 février 2010, à Ankara, en solidarité avec les travailleurs de « Tekel », qui sont maintenant en lutte, depuis près de 70 jours. Les manifestants ont défilé à travers les rues de la capitale où les travailleurs de l’ancien monopole turc des tabacs et alcool campent dans des tentes ou des abris de fortune, depuis plus de deux mois. Alors que leur entreprise a été rachetée par British American Tobacco, en février 2008, ils sont venus à la mi-décembre de toute la Turquie, pour occuper les rues d’Ankara aux abords des bâtiments officiels (cf. notre édition du 23 décembre 2009), en espérant obtenir des garanties de reclassement professionnel et notamment l’amélioration des dispositions de l’article 4C de la loi N°657. Car si ce texte prévoit bien de recaser les agents d’une entreprise publique privatisée dans d’autres entreprises ou administrations publiques, il le fait dans des conditions le plus souvent précaires (contrats temporaires), et avec des pertes très importantes de salaire. Beaucoup de ces travailleurs, qui ont fait l’essentiel de leur carrière chez « Tekel », redoutent en outre de ne pas pouvoir retrouver un emploi, s’ils perdent celui qu’ils occupent actuellement ou s’ils ne sont pas reclassés dans des conditions satisfaisantes.
En dépit de conditions climatiques particulièrement rigoureuses (pluie, neige, températures glaciales), en dépit d’un agenda politique national et international chargé qui a souvent fait passer leur lutte au second plan de l’actualité, le mouvement des travailleurs de « Tekel » ne semblent pas marquer le pas. Après plusieurs manifestations importantes de solidarité à Ankara ou Istanbul, et le déclenchement de grèves de la faim symboliques, les travailleurs de « Tekel » ont vu les principales centrales syndicales qui leur apportent leur soutien, en particulier Tük-Is, décider une journée nationale de grève, le 4 février.
Pour sa part, le gouvernement a essayé de réagir, en expliquant que l’art. 4C de la loi N°657, qu’on lui reproche aujourd’hui, représente en fait un progrès, parce qu’il fournit aux travailleurs licenciés un revenu minimum pendant 11 mois, alors même qu’auparavant il n’y avait rien de prévu. Mais, au début du mois de février, Recep Tayyip Erdoğan a également durci le ton à l’égard des grévistes, en menaçant de faire évacuer, par la police, les rues qui sont occupées dans le centre de la capitale. Toutefois, bien que toutes les rencontres avec les syndicats se soient révélées infructueuses et que le conflit semble dans l’impasse, le premier ministre a reçu en personne, le 10 février dernier, une délégation des épouses des travailleurs en lutte. Il faut dire que, par sa ténacité inattendue, cette lutte sociale a réussi à acquérir une visibilité dans le pays et surtout à capter l’attention des médias internationaux, donc par voie de conséquences, à susciter l’intérêt de certaines autorités européennes (parlementaires, experts de la Commission… ). Un recours à la force serait donc risqué pour le gouvernement. Il reste que, pour lui, la voie demeure extrêmement étroite. Sur le plan économique, alors que les effets de la crise sont loin d’être surmontées, la Turquie est toujours en négociations avec le FMI pour obtenir un prêt. Sur le plan politique, tandis que les élections législatives se profilent à l’horizon (l’opposition soupçonnant même l’AKP depuis le début de l’année de préparer un scrutin anticipé), le gouvernement doit ménager sa popularité et affronter de nouvelles épreuves de force avec l’armée et la hiérarchie judiciaire.
JM