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Turquie : Le général Başbuğ dans son labyrinthe.

dimanche 14 février 2010, par Jean Marcou

Au cours de la semaine écoulée, le quotidien à grand tirage, Haber Türk, a publié une interview de plus de 5 heures du général İlker Başbuğ en deux temps (mardi et vendredi). Dans cette double publication, le chef d’état-major cherche surtout à réduire la portée des affaires judiciaires dans lesquelles l’armée est actuellement impliquée. Il a notamment démenti l’existence du complot contre les amiraux Metin Ataç and Eşref Uğur Yiğit, qui a récemment conduit à l’inculpation d’une dizaine d’officiers de marine. Il a fait observer, par ailleurs, que l’acte d’accusation n’évoquait en l’occurrence, ni projet d’assassinat, ni complot, comme d’ailleurs la plupart des enquêtes menées dans le cadre de l’affaire « Ergenekon ». Cette affirmation un peu téméraire paraît d’ors et déjà démentie par les faits, même si les enquêtes en question ne sont pas terminées et peuvent encore révéler des surprises. Quoiqu’il en soit le général Başbuğ, dans la deuxième partie de cette interview, publiée vendredi, a pris de nouveau un ton menaçant pour demander que l’on cesse ce qu’il considère être une campagne de dénigrement des forces armées, en allant jusqu’à déclarer : « Si on nous pousse à bout, nous allons faire savoir à l’opinion publique ce que nous savons. Et nous savons beaucoup de choses… »

Cette nouvelle sortie du chef d’état major intervient après plusieurs autres du même genre, dans un contexte où l’armée, depuis deux ans, c’est-à-dire depuis la première vague d’arrestations de l’affaire « Ergenekon », en janvier 2008 (cf. notre édition du 25 janvier 2008) est aux prises avec une succession d’offensives judiciaires et médiatiques, qui entament progressivement sa position, au sein du système politique turc. En 2008 et 2009, au-delà même de l’affaire « Ergenekon », de nombreuses actions judiciaires ont directement concerné l’institution militaire : enquête sur des tentatives de coup d’Etat, découverte de caches d’armes, mises à jour de manipulations destinées à déstabiliser le gouvernement, révélations de la sale guerre menée contre la rébellion kurde, dans les années 90, par le JITEM, un organe clandestin de la gendarmerie… Ces affaires judiciaires ont été relayées, quand elles n’ont pas été carrément initiées, par les médias. Ainsi, le quotidien Taraf a, en octobre 2008, accusé l’armée d’avoir sciemment laissé le PKK lancer une attaque meurtrière contre la garnison d’Aktütün, dans le sud-est du pays, afin de susciter des réactions anti-kurdes au sein de l’opinion publique turque (cf. notre édition du 18 octobre 2008). Le même quotidien a révélé, en juin 2009, l’existence du « plan d’action contre la réaction », une opération conçue par des militaires proches de l’état-major, qui aurait eu pour objectif de ternir l’image du gouvernement et des réseaux de Fetullah Gülen (cf. notre édition des 16 et 17 juin 2009). Enfin, en janvier 2010, Taraf, a créé la stupeur en mettant à jour le plan Balyoz, une opération conçue en 2003 et consistant à déclencher une série d’actes de provocation et de déstabilisation (attentats à la bombe contre des mosquées, manifestations intégristes, incidents aériens avec la Grèce…) qui auraient permis de légitimer une intervention militaire contre le gouvernement de l’AKP, qui venait alors d’accéder au pouvoir (cf. nos éditions des 21 et 23 janvier 2010).

Provoquée par la mise à jour du « plan d’action contre la réaction », l’adoption, en juillet 2009, par le Parlement, d’une loi réduisant les pouvoirs des tribunaux militaires, et surtout enlevant aux membres des forces armées l’immunité dont ils bénéficiaient jusqu’à présent à l’égard des juridictions de droit commun, avait été considérée comme une « révolution civile », transformant profondément les relations entre les autorités civiles et militaires, en les rapprochant des standards européens (cf. notre édition du 18 juillet 2009). Car, tandis que les juges militaires avaient perdu le droit de juger des civils en temps de paix, les juges civils avaient gagné celui de juger les militaires. Après avoir été l’objet de très vives polémiques et tensions entre le gouvernement et l’armée, cette réforme été annulée, le 21 janvier 2010, par la Cour constitutionnelle qui, une fois de plus, s’est comportée en auxiliaire précieux d’un establishment politico-militaire aux abois (cf. notre édition du 24 janvier 2010).

Pourtant, la portée de cette annulation a immédiatement été critiquée par de nombreux spécialistes, qui ont estimé qu’elle ne remettait pas en cause les actions judiciaires en cours contre des militaires ou d’anciens militaires. Ainsi, le 27 janvier 2010, la 12e Cour criminelle d’Istanbul s’est reconnue compétente pour juger de l’affaire de la cache d’armes de Poyrazköy, une affaire liée à « Ergenkon ». Cette décision a confirmé que la décision de la Cour constitutionnelle du 21 janvier aurait peu d’incidences sur les grandes affaires de complot, qui ont fait tomber les derniers obstacles permettant aux militaires de ne pas être tenus de rendre des comptes. Rappelons notamment qu’en dehors de l’affaire « Ergenekon », en décembre 2009, en particulier, l’enquête sur la tentative d’assassinat dont aurait été l’objet le vice-Premier ministre, Bülent Arınç, a vu la justice s’introduire jusque dans l’un des lieux les plus secrets des archives militaires, la fameuse « chambre cosmique ». Cette ultime audace montre qu’aucun militaire, aussi élevé soit-il dans la hiérarchie, ne paraît désormais à l’abri d’une arrestation ou, pour le moins, d’une convocation humiliante.

Critiqué par les médias, dont beaucoup demande sa révocation, le chef d’état-major, İlker Başbuğ, semble ne plus savoir à quel saint se vouer. Alors même qu’en prenant ses fonctions en août 2008, il avait annoncé une nouvelle stratégie en matière de communication, en annonçant qu’il allait élargir le spectre des médias admis à participer à ses conférences de presse et en déclarant vouloir se faire plus discrets que son prédécesseur (cf. notre édition du 30 septembre 2008), qui n’avait cessé d’intervenir au cours du déroulement des élections législatives et présidentielles de 2007, force est de constater qu’il est devenu de plus en plus bavard. Pour répondre aux mises en cause dont fait l’objet l’autorité militaire, le chef d’état-major s’exprime en permanence devant des journalistes triés sur le volet, et il s’est mis, depuis les deux derniers mois, à pousser des « coups de gueule » pour faire savoir que la patience de l’armée à des limites. Le 17 décembre 2009 notamment, après la mise en cause de l’armée dans l’embuscade de Tokat (un attentat ayant causé la mort de plusieurs soldats turcs le 7 décembre 2009 au moment où la Cour constitutionnelle s’apprêtait à se prononcer sur le sort du parti kurde DTP, et suspecté par certains d’être une provocation), le général Başbuğ avait choisi la très nationaliste ville de Trabzon pour prononcer un discours demandant aux juges plus de prudence « face aux lettres de dénonciation et aux témoins secrets » et dénonçant une campagne contre l’armée qui risquait, selon lui, de provoquer « des affrontements entre les institutions » au sommet de l’Etat (cf. notre édition du 27 décembre 2009). Plus récemment, le 27 janvier 2010, réagissant cette fois à l’affaire Balyoz, İlker Başbuğ avait relativisé la portée de celle-ci, en estimant qu’elle appartenait au passé et en déclarant que « la patience de l’armée avait ses limites » (cf. notre édition du 28 janvier 2010). Il reste que ces « coups de gueule » périodiques qui, en d’autres temps, auraient amené journalistes, juges et gouvernement à rentrer dans le rang, ne font que nourrir de nouvelles attaques contre l’institution militaire, en montrant surtout l’état de faiblesse dans lequel se trouve les militaires. Car face à ces « retenez-moi ou je fais un malheur » nombre d’observateurs prennent un malin plaisir à se demander quel « malheur » pourrait bien désormais déclencher le chef d’état-major.

Toutefois, le dernier coup de menton auquel a donné lieu l’interview d’Haber Türk, cette semaine, pourrait avoir d’autres explications. Certains spécialistes expliquent notamment que les nouvelles menaces d’İlker Başbuğ viseraient à calmer les dissensions dans l’armée qu’aurait provoquées la réaction du chef d’état major à la polémique sur le voile d’Emine Erdoğan. Rappelons que le premier ministre a révélé que son épouse s’était vue refuser, en 2007, l’accès à un hôpital militaire en raison de son voile. Cette révélation a été suivie par une remarque narquoise d’un député MHP, qui, le 2 février dernier, a provoqué une véritable bataille rangée sur les bancs de la Grande Assemblée Nationale (cf. notre édition du 4 février 2010). L’incident a amené le chef d’état major à déclarer, dans une interview à Hürriyet, que l’interdiction faite à Emine Erdoğan était « indéfendable » et qu’il la regrettait. Cette position, qui est en contradiction avec la règle qui prévaut dans tous les espaces militaires turcs même ceux qui sont accessibles à des civils (hôpitaux, mess d’officiers, en particulier) où le port du voile et de la barbe sont strictement interdits, n’aurait pas été du goût de certains responsables militaires et provoquerait actuellement des remous internes. Le coup de gueule de l’interview d’Haber Türk viserait donc à faire taire les inquiétudes manifestées par certains cercles militaires et à resserrer les rangs, au moment même où la capacité de l’armée à conserver le rôle de « gendarme du système », qui lui avait été dévolu par la Constitution de 1982, semble de plus en plus incertaine. Pris entre la nécessité de préserver sa relation avec le gouvernement et celle de ne pas donner l’impression de brader cette place de l’armée dans le système, le général Başbuğ semble être entré dans un labyrinthe dont il ne maîtrise plus vraiment maîtriser le cheminement. C’est ce qui amène aujourd’hui certains observateurs à pronostiquer son départ avant terme…

JM

Article original de l’Ovipot

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Sources

Source : Ovipot, le 13.02.10

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