La Turquie est généralement considérée comme un pays à part au sein du monde musulman. Cette spécificité est le plus souvent attribuée à la laïcité qui a marqué la construction de son État-nation. Mais elle apparaît également bien dans son histoire constitutionnelle ancienne, riche et variée.
Deuxième volet de la série de Jean Marcou consacrée à l’histoire constitutionnelle turque.
L’approfondissement de l’expérience constitutionnelle ottomane à la fin de l’Empire
La première expérience constitutionnelle ottomane de 1876-78 fut largement ignorée par l’analyse politique et constitutionnelle occidentale. Très dépendante des contingences internationales, elle paraissait consacrer l’échec de plusieurs décennies réformatrices. Les Tanzimat n’avaient fait qu’imiter l’Occident, ils n’étaient pas parvenus à promouvoir une transformation politique et sociale de l’empire en profondeur. Pourtant, une telle opinion mésestimait, en réalité, la portée du réformisme ottoman. Ces trains de mesures, d’essence plutôt technique, avaient de fait progressivement remis en cause les rouages traditionnels de la société et de l’État ottomans, provoquant l’apparition d’une réflexion politique critique, dont témoigne bien l’épopée du mouvement des « Jeunes-Ottomans » auquel succédera, après la suspension de la Constitution de 1876, le mouvement « Jeunes-Turcs ». C’est, en effet, au sein même de ces formations politiques ottomanes naissantes que les fondements de la culture constitutionnelle et politique turque vinrent à maturité.
Les « Jeunes-Ottomans » furent directement à l’origine de la première revendication constitutionnelle dans l’empire. Leurs idées s’imposèrent au moment où les Tanzimat commencèrent à montrer leurs limites. Issu essentiellement des nouveaux milieux littéraires et artistiques admirateurs de la culture occidentale, ce mouvement, s’inspirant du modèle Carbonari, se constitua à partir de 1867 en société secrète. Animé principalement par Ziya Pasa, le prince égyptien Mustafa Fazil et surtout Namik Kemal, il allait se lancer dans une critique acerbe de la monarchie ottomane déclinante, qui s’essayait péniblement à la réforme depuis plusieurs décennies (Dumont, 1989, p. 464 à 468). Les « Jeunes-Ottomans » mirent ainsi le doigt sur les contradictions des Tanzimat qu’ils analysèrent comme une occidentalisation administrative aux effets pervers. En copiant les formes occidentales, en sécularisant le droit et l’enseignement, en entamant des institutions religieuses comme la sharîca et l’appareil éducatif des oulémas, ce volontarisme réformateur avait fait disparaître les instances qui équilibraient le pouvoir du souverain et avait, de fait, désorganisé le système ottoman. Au moment même où l’on parlait de réforme et de modernisation, jamais l’État et le sultan n’avaient été aussi puissants. Face à ce constat, les « Jeunes-Ottomans » réclamaient l’avènement d’un gouvernement constitutionnel et d’une véritable citoyenneté. Ils devinrent ainsi l’opposition libérale au despotisme réformateur du sultan. C’est donc véritablement avec eux que les idées de la Révolution française touchèrent l’empire en profondeur, mais principalement pour servir de support à une critique ottomane de la modernisation conduite jusqu’alors. L’originalité profonde de ce courant de pensée est, en effet, d’avoir tenté d’associer un idéal constitutionnaliste d’origine occidentale à la revendication du maintien des droits et traditions islamiques (Lewis, 1993, p. 83). Pour Namik Kemal, notamment, l’existence d’un gouvernement constitutionnel responsable devant une assemblée élue peut trouver sa justification dans le Coran et la loi islamique. Ces penseurs favorisèrent ainsi l’adaptation de concepts constitutionnels et politiques libéraux à une société orientale, comme par exemple ceux de « Patrie » (Vatan) ou de « Liberté » (Hürriyet), leurs deux mots d’ordre. Un tel effort de théorisation peut être considéré comme le prélude intellectuel et politique qui engendra la première expérience constitutionnelle ottomane. Mais l’échec de cette expérience fut aussi l’échec des « Jeunes-Ottomans ». En 1876, après la déposition du sultan Abdül Aziz, alors qu’était arrivé au pouvoir un sultan favorable au constitutionnalisme (Murat V), leurs projets furent contrariés par un contexte international difficile et par l’incapacité de ce sultan à exercer le pouvoir. Son successeur, Abdül Hamid, après avoir accepté dans un premier temps la monarchie constitutionnelle qu’on lui proposait, en vint, sous la pression de la conjoncture, à un tout autre dessein : provoquer le sursaut de l’empire, en rétablissant un régime autoritaire plus respectueux des traditions islamiques de l’empire. Les « Jeunes-Ottomans » furent les premières victimes de cette réaction hamidienne et disparurent de la scène politique. Pourtant, ce retournement ne fit pas disparaître l’idéal constitutionnel car la remise en application de la Constitution de 1876, qui n’avait été que suspendue, devint le mot d’ordre de nouveaux opposants.
C’est en effet un autre mouvement, celui des « Jeunes-Turcs », né dans la clandestinité en 1889, l’année du centenaire de la Révolution française, qui allait faire renaître et amplifier la revendication constitutionnelle sous la dictature hamidienne. Ces nouveaux activistes avaient des idées sensiblement différentes de celles de leurs prédécesseurs. Pour faire évoluer l’empire, il fallait, selon eux, le transformer par la science, l’éducation, le droit et le doter d’un régime politique moderne et rationnel assis sur une constitution. Influencés comme les « Jeunes-Ottomans », par les Carbonari italiens pour leur organisation, c’était désormais plutôt dans le rationalisme, le positivisme et le scientisme qu’ils trouvaient l’essentiel de leur inspiration idéologique.
Il faut voir en outre que la conjoncture internationale confortait leur constitutionnalisme enthousiaste. Le Japon constitutionnalisé n’avait-il pas eu raison de la Russie tsariste qui avait dû se doter d’une constitution après la révolution de 1905, ce à quoi l’Empire perse avait dû lui aussi se résoudre en 1906 (Badie, 1986, p. 165 et s.) ? Ainsi, pour cette nouvelle génération de modernisateurs, seul le remède constitutionnel pourrait guérir « l’homme malade ».
Toutefois, au fur et à mesure que la revendication constitutionnelle s’intensifiait, elle mettait à jour la complexité inhérente au projet de constitutionnalisation d’un tel empire. Les textes fondateurs des Tanzimat et le texte de 1876 s’étaient déjà fortement préoccupés du problème du statut juridique des sujets ottomans. Leur universalisme humaniste proclamé n’était pas sans ambiguïté appliqué aux réalités d’une société ottomane, compartimentée en « millet », ces entités communautaires nationalo-religieuses dans lequel les Ottomans vivaient leur vie civile, et parfois l’essentiel de leur vie sociale.
La revendication d’une citoyenneté ottomane – qui, nous l’avons vu était en partie satisfaite par la Constitution de 1876 et sur laquelle les peuples de l’empire s’accordaient – rejoignait la question de la forme que devrait avoir le futur État ottoman constitutionnalisé. Fallait-il promouvoir un État nation unitaire turc ou lui préférer une fédération plus attentive aux droits des différents peuples et minorités de l’empire ? Ce dilemme scinda profondément le mouvement « Jeunes-Turcs » en 1902, lors de son congrès de Paris, en deux tendances : celle du « comité Union et Progrès » conduite par Ahmet Riza, celle de la « Ligue pour l’initiative privée et la décentralisation » fondée par le prince Sabaheddin. Cette scission entre nationalistes turcs et libéraux ottomans devait avoir, par la suite, un retentissement dépassant largement le contexte politique de l’époque. Elle fut, en effet, à l’origine d’une dichotomie idéologique essentielle pour la compréhension de la structuration du système partisan turc et opposant un courant jacobin, laïque, progressiste, étatiste (« comité Union et Progrès », kémalisme, sociaux-démocrates populistes) à un courant libéral moins centralisateur et plus sensible à la tradition religieuse (Ligue pour l’initiative privée et la décentralisation, Parti démocrate, Partis contemporain de centre droit).
Emergence d’un Etat-nation
Pourtant, ni les débats idéologiques ni la mobilisation citoyenne ne furent déterminants dans le déclenchement de la révolution « Jeunes-Turcs » en juillet 1908, bien que cet événement ait laissé le souvenir de la fraternisation spectaculaire, dans les grandes villes, des différents peuples de l’empire célébrant la fin du despotisme hamidien. Cette révolution fut, au départ, un mouvement patriotique d’officiers turcs musulmans qui voulaient sauver l’empire. En ce sens, il faut y voir un moment important dans la marche vers l’émergence d’un État nation turc qui mit également en relief la place qui pouvait être celle de l’armée dans le changement politique et social. Cette dimension nationaliste n’enlève rien à la richesse de l’événement car le rétablissement de la Constitution de 1876 qu’il permit déboucha sur une seconde période constitutionnelle ottomane. Entre 1908 et 1913, celle-ci fut aussi la première expérience réelle de monarchie parlementaire dans l’empire. La société ottomane découvrit les joutes électorales, la liberté de la presse, le droit de réunion, les grèves et même les revendications féministes. On assista, en outre, à un développement sans précédent de l’édition et des débats politiques, religieux et philosophiques.
Cependant, cette seconde période constitutionnelle acheva de démontrer le caractère illusoire de la réforme ottomane. Il est sûr que, là encore, la conjoncture internationale défavorable (guerre de Tripolitaine, guerres balkaniques…) a sa part de responsabilité, mais l’échec de la constitutionnalisation de l’empire tentée alors a aussi des raisons tout à fait indigènes que l’on peut exposer comme suit. En premier lieu, cette période devait mettre clairement en relief l’impossibilité de faire d’une citoyenneté ottomane fragile une véritable nationalité ottomane. En effet, l’emprise des unionistes sur le gouvernement favorisa le développement d’un phénomène nationaliste de turquisation des citoyens de l’empire, largement justifiée aux yeux de l’opinion dominante par les menaces sécessionnistes découlant de la montée des nationalités dans les Balkans. En second lieu, le débat politique dans ce régime parlementaire naissant, et en particulier l’opposition entre libéraux et unionistes, loin de déboucher sur la formation du système constitutionnel reposant sur le bipartisme et l’alternance que certains appelaient de leurs vœux (Fesh, 1909, p. 61), dégénérèrent très rapidement en conflits ouverts : émeutes, interventions militaires, assassinats politiques, dissolutions du parlement, fraudes électorales… Ainsi dès 1913, le nouveau régime sombra dans une sorte d’oligarchie militaire dirigée par le triumvirat unioniste d’Enver, Talcat et Cemal, s’éloignant de plus en plus du rêve d’un État ottoman constitutionnel, parlementaire et décentralisé. Ce triumvirat et ses dérives devaient conduire l’empire à sa perte en le faisant entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie.
A suivre...