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Turquie : fin de partie pour l’armée ?

samedi 27 février 2010, par Jean Marcou

L’arrestation d’une quarantaine de militaires, au début de cette semaine, en Turquie, apparaît comme un tournant dans l’évolution que connaît actuellement le système politique turc. Depuis les débuts de l’affaire « Ergenekon » et dans le cadre des multiples complots révélés ces deux dernières années, ce n’est pourtant pas la première fois qu’on assiste à des arrestations de militaires, mais celles du lundi 22 février ont été particulières par leur ampleur et la qualité des personnes concernées. Car c’est en fait une bonne partie l’état-major qui dirigeait l’armée turque entre 2002-2006, c’est-à-dire juste après l’arrivée de l’AKP au gouvernement, qui a constitué la première cible de cette opération judiciaire qui, outre ces militaires retraités impliqués dans le plan « Balyoz », a touché également des amiraux et officiers de marine en activité par ailleurs impliqués dans un autre complot, le plan « Cage ». Ainsi le commandement de la marine turque est aujourd’hui en partie décapité.

Tout se passe donc comme si la justice turque, au cours des deux dernières années, après s’être attaqué aux petites mains de l’Etat profond, s’était progressivement rapprochée du cœur du commandement militaire suprême pour le mettre aujourd’hui en état de siège. Les généraux turcs les plus capés se sont réunis, le 23 février 2010, pour faire le point d’une situation qu’ils ont définie comme « sérieuse » dans une déclaration publiée sur le site internet des forces armées. Lors de cette réunion, ils ont remis au vice-premier ministre, Cemil Çiçek, qui y représentait le gouvernement, un rapport d’une vingtaine de pages, demandant à ce que les militaires en service actif relèvent désormais exclusivement de la justice militaire, lorsqu’une procédure est engagée contre eux. Cette déclaration et ce rapport ont été perçus par plusieurs observateurs comme des tentatives de pression de l’armée sur le pouvoir civil, au moment où la vie politique turque avait été mise en état de surchauffe.

Le 25 février 2010, pour faire baisser la tension, le président de la République, Abdullah Gül, a cru bon de convier à Çankaya, pour une réunion tripartite, le chef d’état-major, İlker Başbuğ, et le premier ministre, Recep Tayyip Erdoğan (photo). Les participants ont affiché une mine détendue à l’issue de leur rencontre et un communiqué a été diffusé, déclarant en particulier que « tout le monde devait être persuadé que les affaires en cours seraient résolues dans le respect du droit. » Cette initiative présidentielle a néanmoins été mal perçue par de nombreux commentateurs qui ont estimé que la réunion organisée interférait dans une affaire judiciaire en cours, en se demandant, si dans un Etat démocratique un président et un premier ministre devaient absolument prendre en compte le malaise d’une instance militaire qui leur est théoriquement soumise.

Alors qu’un certain nombre d’officiers arrêtés lundi ont finalement été relâchés (notamment les généraux Fırtına et Saygun et l’amiral Örnek) mais que 31 d’entre eux ont été maintenus en détention, Recep Tayyip Erdoğan, s’est montré moins conciliant, dès le lendemain, lors d’une émission de télévision. « Une démocratie affaiblie n’est pas une fatalité dans ce pays, personne n’est au-dessus des lois, personne n’est intouchable, personne n’est privilégié », a déclaré le premier ministre avant d’affirmer que « ceux qui conspirent à huit-clos et qui foulent au pied la volonté de la nation allaient se retrouver devant la justice. »

Il semble donc que la réunion tripartite de Çankaya ne sera qu’une pause temporaire dans le processus de démilitarisation, qui est en marche, et auquel on voit mal quelle parade l’armée pourrait opposer. Certes, en décembre dernier, certains militaires avaient refusé de déférer à la convocation de procureurs, mais au bout d’une dizaine de jours, ils avaient du se soumettre. Actuellement, dans l’affaire opposant deux procureurs à Erzincan (cf. notre édition du 18 février 2010), le général commandant la 3e armée, Sadıray Berk, refuse depuis plus d’un mois, de répondre à la convocation judiciaire dont il est l’objet. Mais combien de temps pourra-t-il tenir encore ? On sait aussi que la Cour constitutionnelle a essayé de contre-attaquer, en janvier dernier, en annulant la réforme qui avait supprimé l’immunité dont bénéficiaient les militaires à l’égard de la justice civile (cf. notre édition du 24 janvier 2010). Mais cette annulation n’a rien changé dans les faits, puisque, comme on vient de le voir, la justice civile continue de convoquer des militaires et de les placer en détention s’il le faut. La dernière carte de l’establishment politico-militaire pourrait être dans les mains du fameux procureur Abdurahman Yalçınkaya, qui menace, depuis quelques jours, de lancer contre l’AKP une procédure de dissolution comparable à celle qu’il avait tentée de faire aboutir, il y a deux ans. Le procureur en question aurait même laissé entendre qu’il cherchait en permanence dans la presse et sur internet (sic), un argumentaire pour étayer sa mise en cause du parti de Recep Tayyip Erdoğan. Mais une telle menace pourrait-elle être mise à exécution dans le contexte actuel ?

En réalité, même si des combats d’arrière garde, tentés par quelques juges ou officiers téméraires, ne sont pas à exclure, on a vraiment l’impression qu’en Turquie, l’establishment politico-militaire est en train de perdre la partie qui l’oppose au gouvernement depuis deux ans.

JM

Article original de l’Ovipot

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Sources

Source : Ovvipot, le 26.02.10

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