Isolé et fier de l’être. Jacques Chirac n’en démord pas : qu’importe s’il est bien seul dans sa majorité à défendre avec ardeur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ! Qu’importe si ce sujet a été l’occasion pour Alain Juppé de prendre ses distances avec le président de la République, en allant jusqu’à faire référence au « trouble » de Laurent Fabius lorsque François Mitterrand reçut à Paris le général polonais Jaruzelski : « On pourrait dire : lui c’est lui et moi c’est moi. » Qu’importe, enfin, si cette perspective n’enchante guère la majorité des Français ! Jacques Chirac est convaincu, contre vents et marées, que la place de la Turquie est au sein de l’Europe. Et, comme il l’a répété, lors d’une conférence de presse à l’Elysée, le 29 avril dernier « sur ce sujet, j’ai une conviction profonde, je sais qu’elle n’est pas partagée par tout le monde et je l’assume. »
Cette « turcophilie » présidentielle ne date pas d’hier. D’aucuns y voient une nouvelle preuve de son universalisme culturel, de sa propension à considérer que toutes les cultures se valent. Mais c’est une vue un peu réductrice. Si, depuis qu’il a été élu en 1995, le président de la République n’a jamais cessé de se poser en ardent défenseur de l’entrée de la Turquie, c’est également pour d’autres raisons qu’il partage d’ailleurs - une fois n’est pas coutume - avec George Bush, qui a souhaité, en juin dernier, que Bruxelles ouvre au plus tôt les négociations d’adhésion avec Ankara.
Preuve de cette constance chiraquienne, quelques mois à peine après son élection, le 13 décembre 1995, le président de la République prend sa plus belle plume pour écrire au premier ministre de l’époque, Tansu Ciller, pour se féliciter que le Parlement européen ait donné son avis conforme à l’accord d’union douanière entre l’Union européenne et la Turquie, un « événement historique qui consacre l’ancrage européen de la Turquie ». Depuis, il n’a cessé de militer en faveur d’un ancrage encore plus étroit d’Ankara à l’Europe. Le 12 mars 1998, à Londres, lors d’une conférence de presse conjointe avec Lionel Jospin, il assure que la « Turquie est considérée comme européenne, c’est sa vocation ». Le 11 décembre 1999, à l’issue du Conseil européen d’Helsinki qui avalise la candidature de la Turquie, Jacques Chirac souligne que la Turquie « par son histoire, et pas seulement par la géographie, et par ses ambitions, est européenne ».
Pourquoi cet acharnement à plaider pour ce rapprochement ? Parce que, comme l’a répété le chef de l’Etat lors de sa conférence de presse d’avril dernier, « toute l’histoire des siècles passés » témoigne de la vocation européenne de ce pays qui « a toujours été associé à la civilisation européenne » et qui, de plus, est aujourd’hui membre de l’Alliance atlantique, du Conseil de l’Europe, de l’OCDE. Ensuite, parce que « cela fait plus de quarante ans que la Turquie s’est vu offrir la perspective d’entrer un jour dans l’Union européenne ». Enfin, parce que
le président de la République estime que c’est « notre intérêt politique » d’avoir un jour au sein de l’Europe une Turquie « stable, moderne, démocratique, qui a fait le choix de la laïcité depuis 1924 », « une Turquie acceptant de partager nos objectifs et nos valeurs et qui, à ce titre, pourrait servir de modèle à l’ensemble de la région qui l’entoure ».
A contrario, le président redoute qu’une Turquie qui, malgré ses efforts d’adaptation, se verrait rejetée « pour des raisons d’ordre ethnique ou religieux » puisse finalement « faire le jeu de tous ceux qui, aujourd’hui, prônent le choc des civilisations ou qui cherchent à opposer l’Occident et l’Islam ».