La Sublime Porte va-t-elle être la première victime de la constitution européenne ? En annonçant que l’adhésion d’Ankara serait soumise à un référendum, Jacques Chirac n’a fait que renforcer la légitimité des « turcophobes » qui dénoncent bruyamment l’entrée de la Turquie dans l’UE. Le référendum, explique le chef de l’État, n’aura lieu que si les négociations entre l’UE et la Turquie, « qui seront sans doute longues et difficiles », devaient un jour, « dans dix ou quinze ans », s’achever par un traité d’adhésion. Avec cette position, le président de la République espère désamorcer une polémique qui, selon les ténors de droite, risquerait de faire basculer dans le camp du « non » à la constitution une partie de l’électorat de droite. Un souci qui n’est pas uniquement celui de Jacques Chirac puisque, selon le Figaro, la Commission européenne, pour « la première fois dans l’histoire de l’élargissement », précise que « l’ouverture des négociations est sans préjudice de ses conclusions ».
Raffarin redoute le « fleuve de l’islam »
Mais à droite, on prend moins de gants pour stigmatiser une éventuelle adhésion turque. En mai 2004, Alain Juppé, alors président du parti chiraquien, n’avait pas fait dans la dentelle en expliquant aux militants de l’UMP que ni « la culture » ni « l’histoire » de la Turquie ne la destinent à entrer dans « la famille » européenne « sous peine de la dénaturer ». Au sortir d’élections régionales calamiteuses pour l’UMP, l’argumentaire du maire de Bordeaux était un contre-feu à la campagne de Philippe de Villiers dont le dirigeant chiraquien craignait qu’elle ne taille quelques croupières supplémentaires dans l’influence électorale du « grand parti de la droite et du centre ». Le souvenir restait vivace de l’échec des européennes de 1999, où la liste Pasqua-Villiers avait devancé celle du RPR. L’UMP ne pouvait pas prendre le risque de se faire déborder une seconde fois par les souverainistes et l’extrême droite. En 2004, le député vendéen - comme le FN - avait fait de la Turquie son fonds de commerce. On se souvient des affiches « Non à la Turquie dans l’Europe », où la lettre « o » était remplacée par le croissant et l’étoile entremêlés, symboles d’Ankara et de l’islam.
C’est sur ce terrain que se déroule aujourd’hui encore le débat. Et l’exemple vient de haut, de très haut. Dans un récent entretien au Wall Street Journal, le premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, affirmait redouter en cas d’adhésion de la Turquie, que « le fleuve de l’islam » rejoigne « le lit de la laïcité ». Pour sa part, le président de l’UDF, François Bayrou, qui plaidait pour la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Union européenne dans la constitution, continue sur ce thème. Il assure d’un côté que « ce n’est pas parce qu’un pays est musulman qu’il ne peut pas adhérer à l’Union européenne », pour finalement reconnaître que, selon lui, « l’Europe est indissolublement un projet politique et culturel et, si nous voulons qu’elle ait un sens, on ne peut pas faire fi de son patrimoine, qui porte l’héritage du triptyque Rome-Athènes-Jérusalem ».
Une logique refusée par le PCF, favorable au principe de l’adhésion de la Turquie à la condition d’une démocratisation suffisante du pays. « L’UMP dit non à l’entrée de la Turquie en prétextant une Union basée sur des intérêts et des valeurs identiques. Ainsi, avec les Turcs, nous n’aurions pas les mêmes valeurs ? » dénonçait Marie-George Buffet au moment des élections européennes. Pour Francis Wurtz, eurodéputé communiste, « c’est la position traditionnelle des forces conservatrices, qui considèrent l’UE comme un club chrétien où la Turquie n’aurait pas sa place ». Dans la même logique, Pierre Moscovici, responsable des questions internationales au PS et favorable à l’entrée de la Turquie, rejette la proposition de référendum, « une proposition démagogique destinée à régler un différend entre Chirac et Sarkozy. Va-t-on faire un référendum pour la Roumanie ? La Croatie ? L’Albanie ? On va ouvrir la boîte de Pandore de toutes les phobies. Autant dire franchement qu’on ne veut pas de la Turquie ».
Écran de fumée sur la constitution
Pour la droite française, la polémique sur l’adhésion turque est également une question électoraliste. Au moment où le débat en France commence à venir sur le contenu de la constitution, la question de la Turquie tombe à point. Si le Parti communiste est « favorable à toute consultation démocratique », il s’interroge, « pourquoi seulement la Turquie ? Pourquoi pas la Bulgarie ou la Roumanie ? » « Poser la question, c’est y répondre », assurent les communistes qui voient dans l’annonce élyséenne un moyen de « détourner l’attention » et de « faire oublier la constitution ultralibérale de Giscard ». Un écran de fumée qui devrait durer au moins jusqu’au 17 décembre, date à laquelle le Conseil européen devra se prononcer à l’unanimité sur l’ouverture des négociations avec Ankara.
Il s’agit aussi, pour François Bayrou, de tenter d’exister dans le débat entre partisans du « oui » à la constitution, et de mettre l’UMP en difficulté. Quant à l’UMP de Nicolas Sarkozy, elle prend acte de l’état de l’opinion de droite, majoritairement contre l’entrée d’Ankara dans l’UE, qu’il s’agisse des sympathisants du FN (74 %), de l’UDF (72 %) et de l’UMP (63 %), selon un sondage Ipsos publié, le 28 septembre, par le Figaro.
Pour s’assurer de la victoire du oui, l’UMP met en avant un thème qui mobilise une partie importante de son électorat restée attachée à des réflexes plus conservateurs sur les questions touchant à l’identité culturelle de la France et de l’Europe. Quitte à stigmatiser l’islam à travers la question turque au risque de dénaturer la « valeur laïcité », et osant en filigrane une nouvelle version du « choc des civilisations » entre Europe chrétienne et pays musulmans.