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Et si les islamistes gagnaient les élections

jeudi 14 juin 2007, par Hasan Cemal

Par peur d’une victoire du parti islamique AKP, plusieurs formations politiques turques appuient les exigences de l’armée. Au mépris de la démocratie, souligne Hasan Cemal, chroniqueur au quotidien turc Milliyet.

Imaginons un instant que l’AKP remporte non seulement les élections législatives du 22 juillet prochain, mais qu’en plus il obtienne une majorité de 367 sièges [nécessaire, selon la nouvelle interprétation de la Cour constitutionnelle, pour élire le président de la République]. Ce n’est pas gagné, mais imaginons tout de même ce scénario, sachant que le Premier ministre Erdogan a déclaré qu’il ferait élire Abdullah Gül [ministre AKP des Affaires étrangères] dès le premier tour s’il obtenait ce quorum de 367 députés. Autre hypothèse : supposons cette fois que l’AKP obtienne que le président de la République soit élu au suffrage universel et que Gül soit également candidat. Dans ces deux cas, le fameux avertissement que l’armée a adressé le 27 avril dernier à l’AKP sera-t-il suivi d’effet ? Car, si nous vivons aujourd’hui en Turquie un processus de coup d’Etat rampant, c’est parce que nous n’avons pas encore trouvé de solution aux questions posées par la nature du régime.

Le 27 avril dernier, l’armée nous a signifié qu’elle “ne voulait pas d’Abdullah Gül à la présidence de la République” et que “ne seraient autorisés à occuper cette fonction que ceux qui lui conviendraient”. “Mettez-vous bien cela en tête et ne nous forcez pas à prendre d’autres initiatives”, semblait vouloir faire comprendre l’armée dans son message. N’est-ce pas ainsi qu’il faut interpréter cette mise en garde ? Le message de l’armée ne disait rien d’autre. Tout découle d’ailleurs de là : la soumission de la justice et le caractère très politique de la décision de la Cour constitutionnelle. Le quorum de 367 députés soudainement exigé s’inscrit en effet parfaitement dans l’esprit du mémorandum de l’armée. Le rôle de “sous-traitant de l’armée” joué par le parti d’opposition CHP [Parti républicain du peuple, kémaliste], l’approbation de cette nouvelle exigence institutionnelle par les deux leaders des deux petites formations de droite DYP et ANAP, l’attitude de l’actuel président de la République, Ahmet Necdet Sezer, déclarant devant les militaires que “le régime est en danger”, le soutien apporté à la décision de la Haute Cour par le président du Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK), les manifestations organisées en sous-main par l’Association de la pensée atatürkiste (ADD), dont le président est le général Sener Eruygur, tous ces éléments sont les maillons d’une même chaîne. Une chaîne qui entoure désormais le siège de la présidence de la République, au nom d’une logique voulant que seule l’armée puisse décider qui peut siéger à Cankaya [l’Elysée turc].

Il s’agit là d’une situation inacceptable, dès lors que l’on prétend que le régime doit être démocratique. Cette mise en garde de l’armée est non seulement profondément antidémocratique, mais elle est en plus anticonstitutionnelle et illégale. Si la direction de l’état-major dépendait vraiment de la chancellerie du Premier ministre, cette mise en garde publiée sur le site Internet de l’état-major aurait été suivie de mises à la retraite immédiates au sein de la haute hiérarchie militaire, et des procédures judiciaires auraient été engagées à l’encontre de certains officiers supérieurs. On me rétorquera à juste titre que l’AKP aurait pu se montrer davantage conciliant et qu’il aurait pu proposer un autre candidat qu’Abdullah Gül. On ne peut nier en effet que l’AKP a mal géré ce processus. Mais en quoi cela justifie-t-il un mémorandum de la part de l’armée ? Peut-on se contenter de dire “oui, mais l’AKP n’avait qu’à se montrer plus ouvert au compromis” ? Si l’on réagit de cette façon, alors il faut admettre que l’on renonce à l’idée même de démocratie.

Syndrome de l’autruche

Si vous n’élevez pas la voix lorsqu’un parti qui siège au Parlement et qui forme un gouvernement grâce aux voix du peuple est empêché par l’armée de faire élire en toute légalité le candidat de son choix, alors, s’il vous plaît, ayez au moins la décence de ne pas invoquer le concept de démocratie. D’après certains, l’AKP disposerait d’un agenda caché selon lequel la prise de Cankaya déboucherait inévitablement sur une islamisation du régime. Pour arrêter cela, tous les moyens seraient bons. C’est la position de l’armée, qui tente, avec ses alliés de la société civile et ses autres sous-traitants, de barrer la route à l’AKP dans ce qui constitue en réalité une bataille pour le pouvoir. C’est la raison pour laquelle nous sommes dans un processus de coup d’Etat permanent depuis 2003. Dès lors, ceux qui offrent aujourd’hui leur soutien aux militaires doivent savoir que la voie qu’ils ont choisie ne mène pas vers la démocratie et qu’elle contribue surtout à polariser la société turque. Le spectre d’affrontements n’a d’ailleurs jamais été aussi présent, en particulier depuis que l’état-major a publié cette mise en garde. L’horizon de la Turquie est vraiment en train de s’assombrir, et les élections législatives du 22 juillet risquent de ne pas modifier la donne. Avez-vous pris conscience du danger que cela signifie ? Revenons à l’hypothèse d’une nouvelle candidature d’Abdullah Gül soutenue par un AKP qui aurait remporté au moins 367 sièges le 22 juillet. Que va-t-il alors se passer ? Un coup d’Etat ? La classe politique turque se conduit comme s’il n’y avait jamais eu de mémorandum de l’armée le 27 avril dernier.

C’est le syndrome de l’autruche. Chez nous, les politiques préfèrent vivre dans le mensonge et se tiennent ainsi à bonne distance de la réalité. Ils croient que c’est cela, faire de la politique démocratiquement. C’est au contraire dans un tel contexte qu’un régime véritablement démocratique a du mal à s’installer chez nous.

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Sources

Source : Courrier international (France), no. 866, jeudi 7 juin 2007, p. 42
Milliyet (Turquie)

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