Dans le cadre de sa série estivale sur l’AKP et les évolutions de l’islam politique en Turquie, Turquie Européenne propose ici l’analyse de Cengiz Çandar, journaliste, éditorialiste et écrivain turc, sur la signification politique de l’arrivée de ce parti au pouvoir sur la scène politique turque. Le « marais » du centre AKP pourrait bien déborder sur un électorat de centre gauche avide de changement mais incapable d’en trouver la moindre possibilité dans un parti social-démocrate moderne.
En réalisant un score proche de celui réalisé par le Parti de la mère patrie (ANAP) de l’ex-président Turgut Özal au début des années 80, le parti islamiste AKP - Parti de la justice et du développement - a montré qu’il n’était pas simplement le prolongement du parti Refah et du parti Fazilet [les deux partis islamistes interdits sur décision de la Cour constitutionnelle]. Les chiffres sont là pour le prouver. L’autre parti islamiste présent dans ces élections, le parti Saadet [Bonheur], a recueilli environ 2,7 % des voix. Le total des deux formations issues du courant islamiste (AKP plus Saadet) frôle donc les 40 %. Jusqu’ici, le plus haut score jamais atteint par un parti islamiste en Turquie n’avait pourtant pas dépassé les 21 %.
Le score de 34 à 35 % réalisé par l’AKP mérite donc d’autres explications que sa simple filiation avec le Refah et le Fazilet. Ce parti incarne en réalité une nouvelle culture politique. Par ailleurs, la défaite des deux partis « traditionnels » du centre droit (le Parti de la juste voie, DYP, de Tansu Çiller, et le Parti de la mère patrie, ANAP, dirigé par Mesut Yilmaz) ne doit pas nous faire croire que l’AKP représenterait désormais seulement le centre droit. Une analyse sociologique de l’électeur de l’AKP nous indique en effet que le parti d’Erdogan recrute plutôt sur le même terreau que les partis de gauche européens. Ce parti représente donc un « nouveau phénomène » révélé par ces élections législatives de 2002.
Quant au Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), il a réussi à passer d’un score situé au-dessous de la barre des 10 % en 1999 à plus de 19 % lors de l’élection du 3 novembre 2002. Néanmoins, le total des voix du centre gauche culmine en général en Turquie à environ 30 %. Le CHP n’a donc pas réussi à capter la totalité des voix qui se reportent traditionnellement sur le centre gauche et sera sans doute à l’avenir bien en peine de le faire. Quelles que soient les difficultés que cela suppose, les élections du 3 novembre 2002 marquent l’entrée dans une nouvelle ère pour la Turquie, qui réussit là, par la voix de ses électeurs, à se débarrasser des symboles synonymes du « passé ».