Hrant Dink dirige un journal arménien. Son but : rendre sa fierté à sa communauté. Et s’il est critique envers les autorités d’Ankara, il l’est aussi envers la diaspora.
« Qu’est-ce qui est le plus important pour la Turquie ? Qu’elle se démocratise ? Ou qu’elle reconnaisse le génocide arménien ? » interroge Hrant Dink, directeur de la rédaction d’Agos, un hebdomadaire arménien publié depuis six ans à Istanbul. Cette question obsède ce petit homme bouillonnant de 49 ans, qui mène une véritable révolution culturelle au sein de la communauté arménienne de Turquie. Le mois dernier, pour la première fois après vingt ans d’attente, il a enfin été autorisé à se rendre à l’étranger. Son nouveau passeport lui a permis de participer à un congrès sur les relations turco-arméniennes organisé à l’université du Michigan. En compagnie de plusieurs personnalités telles que l’historien Vahakn Dadrian, Taner Akçam et Richard Hovhannisyan, le journaliste yturc Cezngiz Candar ou le politologue Baskin Oran.
« J’ai été impressionné par tous ces intellectuels, confie le patron d’Agos. Je voudrais qu’ils viennent en Turquie, qu’ils voient comment nous vivons ici, qu’ils discutent avec des universitaires turcs. » Mais la plupart des historiens arméniens-américains hésitent à faire le voyage.
Né à Malatya, capitale de l’abricot, blottie au cœur du plateau anatolien, passionnant et passionné, Dink se bat sur plusieurs fronts. Et c’est ce qu’il fait son originalité. Il n’appartient à aucune chapelle. Il n’a pas hésité, l’an passé, à venir, sur les plateaux de télévision, rappeler les injustices faites aux Arméniens, au moment même où les Turcs descendaient en nombre dans la rue pour protester contre l’adoption par le Parlement français d’une loi reconnaissant le génocide. En demandant, en direct, aux parlementaires qui participaient à la même émission quand l’Assemblée nationale d’Ankara avait, pour la dernière fois, abordé le problème de la minorité arménienne. Mais, évidemment, d’où le silence gêné de ses interlocuteurs...
S’il critique les autorités turques, Dink juge aussi sévèrement ceux qui, en FRance ou aux Etats-Unis, exploitent les massacres arméniens à des fins électorales. « Il ne faut pas chercher l’identité arménienne parmi les tombes de 1915. Je porte ma douleur en moi, au quotidien. » A ses coreligionnaires occidentaux qui affirment que les Arméniens de Turquie ont peur, il lance cette invité : « Venez ici, je suis prêt à discuter. » Car il se sent fier d’être un Arménien de Turquie. Et il se veut, avec son journal, le porte-drapeau d’une renaissance de cette communauté.
Dans ce pays, les Arméniens, montrés du doigt et conspués dans les années 1970 à cause des attentats de l’Asala, se sont longtemps fait les plus discrets possible. Ils évitaient de répondre aux insultes des journaux qui les accusaient, sans preuve, de soutenir les Kurdes et leur chef, Abdullah Öcalan, qu’un ministre de l’Intérieur n’hésitera pas à traiter de « graine d’Arménien »... C4est dans ce contexte qu’est né Agos. Cet hebdomadaire bilingue, arménien et turc, est aujourd’hui vendu à 6000 exemplaires. « Il fallait que les Arméniens se défendent ! » tonne Dink. Avec ses éditorialistes, dont l’historien Taner Akçam et le politologue Baskin Oran, ses 30 jeunes journalistes, l’hebdomadaire souffle un vent de fraîcheur sur une communauté de 70000 âmes.
Tout ne se passe pas sans accrocs. Ainsi le journal fut saisi l’an passé pour avoir écrit que « les lois [sur le génocide, NDLR] cesseront d’être un problème lorsque la Turquie respectera la douleur créée par le 24 avril [date symbolique du début des massacres de 1915] ». Dink, auquel le ministère public avait intenté un procès, fut heureusement innocenté. Il en faudrait d’ailleurs bien davantage pour décourager cet homme qui a fait de la renaissance arménienne sa raison de vivre. « Je mets toute ma force dans l’amélioration des relations turco-arméniennes, dit-il. Si la Turquie ne se démocratise pas, l’Arménie ne sera jamais en sécurité. » Il est convaincu que la Turquie peut être une chance pour le jeune Etat au bord de l’asphyxie. « Même si cela peut paraître utopique, l’Arménie aura vraisemblablement demain, grâce à la Turquie, la chance de compter un voisin appartenant à l’Union européenne. » Et d’ajouter avec insistance : « Seul el dialogue nous sauvera. »