Maya Arakon, Maître de conférences à l’Université de Yeditepe, est intervenue, le 25 février 2010, à l’Institut Français d’Etudes Anatoliennes d’Istanbul, dans le cadre du séminaire sur la « Turquie contemporaine », sur le thème : « National minorities issues in Turkey and the EU : a comparative analysis around the Northern Irish, the Basque and the Kurdish questions » (La question des minorités nationales en Turquie et l’Union Européenne : une analyse comparative des questions nord-irlandaise, basque et kurde.) À l’issue de sa conférence, Benoît Montabone a prolongé la discussion en revenant sur les aspects les plus importants de son analyse.
Question : L’actualité a été marquée ces derniers mois par un regain de tensions entre le gouvernement et les différentes composantes (politique, sociale etc.) kurdes. La politique d’ouverture kurde de Recep Tayyip Erdoğan a t-elle fait long-feu ?
Cette politique dite d’ouverture n’en est pas vraiment une. L’annonce a été spectaculaire ; trois mois auparavant, rien ne laissait deviner sa mise en place : Recep Tayyip Erdoğan jurait que jamais il ne s’assiérait à la table des négociations avec des terroristes. Cette ouverture kurde a surpris beaucoup de monde. Mais trois mois après, force est de constater que le plan du Premier Ministre était quasiment vide. Il a agi sur la pression des Etats-Unis qui lui ont demandé de stabiliser la région frontalière avec l’Irak. Il a fait des déclarations unilatérales sans consultations préalables, et le fait que l’opposition ait rejeté son plan lui a finalement rendu service car il ne pouvait rien faire concrètement. Cela dit, une chaine de télévision en Kurde, la libération de l’enseignement du kurde, la possibilité de l’ouverture des départements de kurdologie dans les universités, le retour d’un certain nombre de militants kurdes du Nord d’Irak sont des avancées à ne pas négliger.
Question : Est-ce à dire que toute solution politique est impossible dans la résolution du conflit ?
La question kurde est le problème politique le plus important en Turquie. La résolution d’un tel conflit est très difficile et elle sera longue, beaucoup plus longue que la résolution du conflit en Irlande du Nord par exemple. Il passe nécessairement par un changement de Constitution. Aucun premier pas ne peut être fait avec l’article 66 (qui proclame que « Est turc qui est rattaché à la Turquie par des liens de citoyenneté ») car cela revient à nier les diversités ethniques et culturelles en Turquie. Le gouvernement et l’opposition doivent d’abord se mettre d’accord pour rédiger une nouvelle Constitution civile basée sur une égalité de citoyenneté. Ensuite, la difficulté vient du fait qu’il ne s’agit pas d’un problème uniquement politique, mais aussi social. Les sentiments nationalistes de supériorité sont très forts, trop forts mêmes, et sont intériorisés dès les programmes scolaires qui glorifient un passé idéalisé. Pour beaucoup de Turcs, les Kurdes restent séparatistes ; reconnaître les erreurs de l’Etat turc à l’égard des populations kurdes serait un traumatisme sociétal général que personne n’est prêt à assumer pour le moment.
Question : Le PKK pourrait-il faire le premier pas ? Un dépôt des armes est-il envisageable ?
Il n’est en tout cas pas à l’ordre du jour, et en faire un préalable à toute discussion est contre-productif. Pour reprendre l’exemple de l’Irlande du Nord, les avancées réelles ont eu lieu quand Tony Blair a accepté de négocier sans que l’IRA ne dépose les armes. Les négociations ont commencé en 1997, et l’IRA a déposé les armes en 2005, soit 7 ans après. Les groupes armés ont besoin de garanties de la part des gouvernements ; les armes sont leur légitimité et leur moyen de pression, ils ne peuvent pas les abandonner sans contrepartie. D’un autre côté, le PKK est une organisation extrêmement bien structurée et enracinée très profondément dans la région du Sud-Est turc, dans les régions frontalières en Irak et en Iran, mais aussi en Europe. Il finance son activité entre-autres par du trafic de drogue et d’autres marchandises illicites en utilisant ses liens transfrontaliers. La « taxe révolutionnaire » qu’il prélève ne s’impose pas seulement aux paysans de Turquie mais surtout aux émigrés établis en Europe de l’Ouest. De plus, l’autorité de l’Etat n’est pas établie à 100% dans ces régions qui conservent une structure féodale. Le pouvoir est partagé et disputé entre la gendarmerie (jandarma), l’armée turque et le PKK ; les trois organisations tirent ainsi profit d’une certaine rente de situation, sans compter l’institution cancéreuse des Gardes de village (korucu), véritable corps paramilitaire financé par l’Etat turc.
Question : La question kurde revient souvent dans les négociations d’adhésion de la Turquie avec l’Union européenne. L’internationalisation de la question peut-elle être une solution ?
L’Union européenne se montre très hypocrite sur la question. Elle en fait une question centrale, alors que ce n’est pas explicitement dans les critères d’adhésion, bien que celle-ci exige une stabilisation politique. Le Royaume-Uni est entré dans la CEE alors qu’il affrontait de manière violente le problème de l’Irlande du Nord. Le problème existe aussi en France, en Espagne. Bien sûr la Turquie a encore beaucoup de progrès à faire, mais mettre l’accent sur le problème kurde est un double discours déloyal. Ceci dit, l’internationalisation du problème kurde peut être une solution. Le dialogue a repris en Irlande du Nord quand Gerry Adams a été reçu à la Maison Blanche par Bill Clinton. Imaginez la force d’une image montrant Barak Obama recevant Abdullah Öcalan à la Maison Blanche ! Nous n’en sommes pas là ; pour la Turquie, l’Union européenne et les Etats-Unis, Öcalan est un terroriste avec qui on ne peut pas négocier. Mais le statut de terroriste n’est pas figé dans le temps ou dans l’espace. Un terroriste pour un Etat est un combattant de la liberté pour les personnes ou la cause qu’il défend. Yasser Arafat était un terroriste aux yeux du monde entier dans les années 1970. 20 ans plus tard, il est le libérateur de la Palestine et devient le chef officiellement reconnu de l’Autorité palestinienne. Si vous allez à Diyarbakır, ne dites pas qu’Öcalan est un terroriste : là-bas, il est un combattant national pour la liberté. Reste maintenant à savoir qui fera la première vraie concession ; cela risque de prendre encore beaucoup de temps.
Compte-Rendu : Benoît Montabone