Un procès impliquant plus de quatre-vingts personnes, dont plusieurs généraux à la retraite, remet le réseau Ergenekon sur le devant de la scène. Retour sur un demi-siècle de combats souterrains.
par Gülay Göktürk
Le réseau Ergenekon, dont on parle tant aujourd’hui en Turquie, n’est que le énième avatar d’un réseau souterrain qui s’adapte avec une certaine souplesse à différents contextes en nouant des alliances circonstancielles et en privilégiant certaines thématiques en fonction du moment. Etendant ses ramifications jusqu’au plus profond de l’Etat, raison pour laquelle on l’appelle chez nous “Etat profond”, l’Ergenekon [nom du lieu mythique d’Asie centrale où serait née la nation turque] tire son origine des réseaux de type Gladio mis en place au début des années 1950 dans le cadre de la guerre froide. A la différence de ses équivalents européens, ce réseau n’a jamais été démantelé. Depuis lors, son seul objectif consiste, tout en encerclant et en contrôlant les institutions légales de l’Etat ainsi que les gouvernements élus, à susciter de la crainte auprès de la population afin de la soumettre et de pouvoir ainsi demeurer le véritable centre du pouvoir dans le pays.
Toutefois, les méthodes employées par ce réseau souterrain ont varié selon les époques. Ainsi, au cours des années 1970, l’affrontement gauche-droite et musulmans sunnites-alevis [chiites hétérodoxes anatoliens] a été l’élément déstabilisateur idéal et fut dès lors employé jusqu’au coup d’Etat du 12 septembre 1980. En organisant des attentats contre des intellectuels de gauche, des pogroms antialevis, comme celui de Marash, en 1978, qui a fait plus de 100 morts, et en orchestrant des provocations lors des célébrations du 1er mai 1977 place Taksim à Istanbul, qui conduisirent à la mort de plus de 34 personnes, le but était d’engendrer un chaos permettant de créer les conditions favorables à la réalisation d’un coup d’Etat militaire [la Turquie a connu des coups d’Etat militaires en 1960, 1971 et 1980]. Dès lors qu’à l’époque la cible toute désignée était la gauche, ce réseau utilisa des jeunes militants de l’extrême droite nationaliste turque pour effectuer ces basses œuvres, tout en réussissant à amadouer l’opinion de droite nationaliste au nom de la peur du communisme.
Se maintenir en provoquant une polarisation de l’opinion
Dans les années 1990, ce réseau, connu alors sous le nom de Susurluk [du nom du lieu de l’accident de voiture qui, en novembre 1996, révéla à l’opinion turque l’étendue des liaisons dangereuses entre appareil d’Etat, classe politique et mafia d’extrême droite], se concentre davantage sur la question sensible du moment, à savoir le terrorisme du PKK. La question kurde devient alors le domaine d’action privilégié de l’“Etat profond”. Sous prétexte de lutter contre le PKK, cette structure occulte suscite l’affrontement turco-kurde afin de rendre le pays ingouvernable et de maintenir son pouvoir intact. En adéquation avec cette orientation, ce réseau instrumentalise d’anciens militants d’extrême droite ainsi que la mafia turque, alors en concurrence avec la pègre kurde. Le thème de l’“Etat unitaire en danger” face au séparatisme kurde est alors – et est encore – largement exploité pour s’attirer les faveurs de la population.
A partir des années 2000, tout en continuant d’instrumentaliser la question kurde, cet “Etat profond” va privilégier une nouvelle thématique : la montée de l’AKP et le danger de l’apparition d’une théocratie islamiste en Turquie. Dans ce contexte, “Ergenekon” n’est rien d’autre que le nom qu’a pris à partir des années 2000 cette structure assez souple qui s’est immiscée dans l’appareil d’Etat et qui depuis des décennies mène des actions illégales pour se maintenir au pouvoir. Dès lors que la phobie qu’il faut entretenir devient maintenant la “prise du pouvoir par les religieux”, les alliances et l’identité des provocateurs et des criminels qui vont être utilisés pour les basses besognes doivent s’adapter à ce nouveau contexte. L’“Etat profond” utilise alors les partisans les plus fanatiques de la tendance “souverainiste” qui réunit en son sein des ultrakémalistes de gauche et de droite partisans d’une indépendance totale de la Turquie et donc antieuropéens, anti-FMI…, et réussit à obtenir le soutien moral de la partie de l’opinion turque dont la fibre laïque est la plus sensible.
Ce “Gladio”, cet “Etat profond” a donc réussi à se maintenir en instrumentalisant diverses problématiques au gré des tendances du moment, mais surtout en provoquant une polarisation de l’opinion et en réussissant ainsi chaque fois à obtenir les faveurs d’une partie contre une autre. Ce réseau a ainsi obtenu les faveurs de l’opinion conservatrice contre la gauche dans les années 1970, celles des nationalistes au cours des années 1990 au nom de la lutte contre le PKK, et enfin celles des milieux laïcistes au prétexte d’empêcher l’“instauration de la charia”.
Lors du scandale de Susurluk (1996), révélant des liens très étroits entre Etat, classe politique et mafia d’extrême droite, la gauche avait organisé des meetings de protestation, qui furent boycottés par les partisans du parti conservateur islamiste Refah [ancêtre de l’AKP], au pouvoir dans le cadre d’une coalition avec un parti impliqué dans ce scandale. Aujourd’hui c’est l’inverse. En effet, alors que la tendance conservatrice, favorable à l’AKP au pouvoir, appuie le processus judiciaire engagé contre le réseau Ergenekon, les partisans du Parti républicain du peuple (CHP, opposition) prennent fait et cause pour les membres de cette organisation. Tant et si bien que l’opinion turque ne parvient jamais à se dresser comme un seul homme, au-delà de ses orientations politiques, pour s’opposer aux réseaux criminels et à la négation de l’Etat de droit qu’incarne aujourd’hui Ergenekon. Or l’“Etat profond” sort toujours gagnant de ce genre de division.
Vers l’Est
“Le réseau Ergenekon entend rompre avec l’Europe et les Etats-Unis dès lors que ce sont désormais les exigences démocratiques qui conditionnent l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne et même à l’OTAN”, souligne Beril Dedeoglu dans Star. “Les personnalités animant ce réseau regardent vers l’Asie centrale, où l’élément turcophone est important, mais aussi vers la Russie, qui, avec un régime de plus en plus autoritaire et un discours antioccidental, constitue à leur sens un modèle.”