Homme de cœur généreux, farouche partisan de la démocratie et de la liberté d’expression, militant pour la reconnaissance du génocide arménien mais aussi pour la réconciliation entre les Turcs et les Arméniens, Hrant Dink a été assassiné parce qu’il était arménien.
Un Arménien de Turquie, un Turc arménien, membre de cette communauté que les racistes turcs n’hésitent pas à désigner, sans vergogne, comme des « restes de l’épée ». Il a aussi été tué parce qu’il était un homme juste et généreux. Probablement le plus humaniste et le plus démocrate d’entre nous, et un authentique patriote anatolien. Il a été assassiné pour faire taire tous ceux qui partagent son combat en Turquie.
Les forces de la haine qui agissent dans la presse, le monde judiciaire, les partis politiques, l’administration et même dans la société civile avaient refermé, chaque jour un peu plus, leur étau autour de lui. Il était stigmatisé comme un « traître arménien » parce qu’il défendait, avec courage et passion, l’avènement d’une Turquie démocratique, reconnaissant et s’appropriant avec fierté sa multiplicité culturelle. Une Turquie tournant définitivement le chapitre du nationalisme et de l’autoritarisme, affrontant avec courage toutes les pages de son histoire pour chasser les démons qui la hantent. Hrant se battait pour une Turquie où la religion, l’ethnie, la race ou la langue ne seraient plus un facteur de stigmatisation. Il savait que la perspective européenne était, dans l’état actuel des choses, la seule voie possible pour réussir cette transformation. Il a été tué aussi pour que la société turque dévie définitivement de cette trajectoire et continue à subir la funeste emprise des esprits nationalistes et xénophobes.
Les agitateurs de la haine
Qui l’a tué ? Même si l’on a arrêté un suspect de son assassinat, nous savons tous que dans ce pays règne un climat, gonflé par nombre de politiques, de publicistes, de membres de l’administration, d’intellectuels, de journalistes, d’enseignants, qui sanctifie la haine et glorifie la violence. Les vrais responsables de l’assassinat de Hrant sont ces agitateurs de la haine envers l’autre. Celui-ci peut être un démocrate ou un non-musulman, un humaniste, un socialiste, un partisan de l’adhésion à l’Union européenne. Hrant était tous ceux-ci à la fois. Il était, par excellence, l’autre à abattre.
Nous avions défendu ensemble le principe de la liberté d’expression contre le projet de loi pénalisant la négation du génocide arménien ( Libération du 10 mai 2006). Il était en tête dans la bataille pour la tenue de la première conférence, en Turquie, pour débattre du problème arménien : génocide ? massacres innommables ? crimes contre l’humanité ? Lors de cette conférence, Hrant nous rappelait que, quels que soient les termes juridiques retenus pour désigner ces actes, les Arméniens savaient tous de quoi il s’agissait. Que le génocide était génétiquement imprimé dans la conscience arménienne. En même temps, il se battait, en Turquie, en Europe, aux Etats-Unis, aux quatre coins du monde où les Arméniens ayant survécu aux massacres de la déportation avaient été dispersés, pour les appeler à se libérer de leur « haine envers le Turc ».
Pour cet appel, il avait utilisé une métaphore ( « le sang impur du Turc qui circule dans vos veines » ). Les agitateurs nationalistes, par une invraisemblable lecture symptomale, l’ont retournée contre lui. Avec la complaisance ou l’incrédulité d’une partie de l’appareil judiciaire, il a été condamné à six mois de prison pour « insulte et avilissement envers l’identité turque ». Depuis, il recevait un torrent de lettres d’injures et de menaces. Les organisations d’extrême droite manifestaient devant le local de l’hebdomadaire arméno-turc qu’il avait fondé, avec leur slogan fétiche : « Tu aimes ou tu quittes [ce pays] ».
Hrant, le militant de tous les combats contre le racisme, était ébranlé d’être condamné dans son propre pays, par les plus hautes instances judiciaires, pour une accusation assimilable à du racisme. Il avait porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Il disait haut et fort que, s’il perdait aussi devant la juridiction européenne, il quitterait son pays parce qu’y vivre serait honteux. « Côtoyer les gens que l’on injurie, que l’on méprise serait lâche ; en tout cas totalement opposé à ma conception de l’honneur », précisait-il. Mais il s’empressait d’ajouter que le jour où il serait obligé de partir il était sûr de mourir de chagrin.
Hrant, mon ami, mon camarade, mon frère, a été tué dans ce pays qu’il a tant aimé. Dans son dernier article paru dans Agos, il avouait qu’il était inquiet. Il décrivait son état comme celui d’un pigeon toujours inquiet mais tout autant libre au milieu de la fureur de la ville. Il affirmait avoir comme seule garantie « le fait de savoir que les gens dans ce pays ne touchent pas aux pigeons ». Je ne sais pas pour les pigeons, mais dans ce pays on a tué et on tue, sur l’autel du nationalisme, de la raison d’Etat ou de la religion, des hommes et des femmes pour leurs idées, leurs paroles, leurs différences.
Les voisins de Hrant ont accroché un drapeau turc devant sa maison avec sa photo et déposé des milliers de fleurs. C’est ce drapeau que nous porterons désormais sur le front de notre lutte pour la démocratie et les libertés en Turquie, et non pas celui, souillé, brandi par les racistes.