En boycottant l’élection du candidat des islamistes modérés à la présidence de la République, les partis laïcs turcs risquent de le pousser à devenir le président des islamistes au lieu de l’amener à respecter l’Etat de droit, estime un quotidien laïc et libéral d’Istanbul .
Dans un pays comme la Turquie, où l’on ne peut se payer le luxe de prendre du retard, disposer d’un gouvernement dirigé par un seul parti peut s’avérer très utile. Toutefois, si ce parti ballotte entre un « islam modéré » et le centre droit comme le fait l’AKP, la nécessité d’une opposition démocratique forte se fait inévitablement sentir.
Pour autant, l’attitude adoptée aujourd’hui par le Parti républicain du peuple [CHP, opposition kémaliste] incarne-t-elle le modèle d’opposition dont nous avons véritablement besoin ? Hier, Deniz Baykal [leader du CHP], alors qu’il déclarait que la République laïque était en danger, a ajouté que son parti, « qui ne veut pas porter la responsabilité d’avoir participé à un tel processus », boycotterait la séance de vote de l’Assemblée nationale. Lors du premier tour de cette élection, Abdullah Gül a finalement recueilli 341 voix. Il semble donc qu’il sera élu au troisième tour uniquement grâce aux voix de son parti, l’AKP [lors du troisième tour, une majorité simple de 276 voix est suffisante]. Quel intérêt a donc le CHP à condamner Abdullah Gül à devenir le « président de la République de l’AKP » ? Voilà une démarche qui risque de contribuer à augmenter le danger potentiel que constitue précisément l’accès d’Abdullah Gül à la présidence de la République. Cette attitude du CHP n’est donc d’aucune utilité.
Pour rassurer l’opinion, Gül frappe à toutes les portes pour souligner sa fidélité à la Constitution. Il prétend qu’il sera un président de la République qui étonnera. « J’embrasserai tout le monde », a-t-il dit. Comment cela pourrait-il être possible ? En effet, le président de la République ne pourra pas se contenter d’adopter une position de neutralité tant vis-à-vis de ceux qui sont attachés à la République laïque qu’à l’égard de ceux qui sont partisans de l’application de la charia. La présidence de la République est une institution qui se doit d’être du côté de la laïcité et de l’Etat de droit. En ce sens, il devra défendre les décisions de justice. S’il ne se rangeait pas du côté de la justice à la suite de jugements concernant le voile par exemple, l’Etat de droit se trouverait dangereusement remis en question.
Si l’on se souvient qu’hier encore Gül défendait avec obstination le voile en tant que symbole politique, peut-on attendre de lui qu’il adopte une attitude conforme aux décisions de justice dès qu’il aura pris ses fonctions de président de la République ? On peut en douter. Dans ces conditions, il convient de s’interroger sérieusement sur les conséquences d’une attitude qui l’encouragerait à devenir un président de la République partial parce que rejeté par toutes les formations politiques autres que l’AKP. De toute façon, Gül aura du mal à gagner la confiance des milieux qui se sentent liés aux principes républicains. Dans ces conditions, il faut encourager Gül et lui donner un minimum de crédit. Le bon sens recommande ainsi de protéger Gül afin qu’il ne succombe pas à des tentations communautaristes et partisanes. Cela passe certainement par d’autres méthodes que le boycott.