NdT : La révélation de ce drame par le journal Taraf, qui mettait implicitement en cause les forces armées, a provoqué l’intérêt d’autres médias. Suite à l’ampleur que prend cette affaire, les forces armées turques ont produit le communiqué suivant : « Nous les forces armées, sommes très attristées du décès d’une de nos enfants. Notre enquête sur cette affaire se poursuit. Cependant, les premiers éléments de l’enquête démontrent qu’il n’y a pas eu de tir d’obus de la part des unités militaires à l’heure du drame ».
Début du texte de Ahmet Altan
C’est un petit village isolé faisant face à des collines. Sur l’une d’elles, se trouve une garnison militaire. Un jour, ses habitants ont été forcés à le quitter pour être autorisés à y revenir quelques temps plus tard. Quelques familles y vivent, loin de toute vie et de tout espoir.
Ceylan, une petite fille, habite ce village dans des conditions qui, dans d’autres villes ou d’autres pays, pourraient être considérées comme rudes. Une fois, elle s’est fait prendre en photo avec les yeux grands ouverts. Ceylan avait à peu près quatorze ans. Avant-hier, elle était allée dans les bois alentours pour chercher à manger à ses bêtes. Soudain une explosion a retenti. Le corps de Ceylan a été déchiqueté par un tir de mortier venu « d’en haut ». Seuls ses mains et ses genoux sont restés sur place, les autres parties de son corps ont été projetées dans les arbres.
Le maire du village avait prévenu les autorités sans que personne ne se déplace ou bien ne montre le moindre intérêt. Puis il a appelé notre journal et nous a tout raconté. Les villageois ont attendu en vain que quelqu’un se dérange ou bien qu’une enquête soit ouverte. Ils espéraient la venue d’un docteur ou d’un procureur de la République. Ce même procureur avait fait savoir qu’il ne pouvait se déplacer parce qu’il « craignait pour sa vie ». Finalement, il a mandaté un imam, muni d’une caméra, pour qu’il se rende sur les lieux. Après avoir pris des photos et filmé, le religieux a rassemblé les morceaux du corps de Ceylan dans une couverture et les emmenés dans une gendarmerie à neuf kilomètres du village.
Un médecin a réalisé une « autopsie » qui a révélé la présence d’éclats d’obus dans le « corps » de la jeune fille. Suite à la rédaction d’un rapport, le corps de Ceylan a été inhumé sans qu’aucune suite ne soit donnée. Aucune explication ni enquête ni excuse de la part des militaires. Pas un officier n’est venu présenter ses condoléances au villageois.
Finalement, ce n’était qu’une villageoise, pourquoi en faire tout un plat ? Qui se soucie des morts de ces régions ? Si notre journal ne l’avait pas évoqué, qui s’en serait inquiété ? D’ailleurs, même si notre journal en parle, trouvera-t-on quelqu’un pour s’en émouvoir ?
L’Etat disparaît derrière une jeune fille tuée par un obus de l’armée. Qui va donc demander des comptes sur cette affaire ? Les partis d’opposition qui pensent qu’il y aura une partition du pays si l’ouverture démocratique se réalise ? Supposons que le plan kurde ne se réalise pas, pensez-vous que le pays restera uni longtemps si on tue les enfants kurdes comme du gibier ? Pensez-vous réellement cela ?
Cela fait 48 heures que Ceylan est décédée et toujours aucun commentaire. Ce pays est divisé depuis longtemps ! Les hommes politiques, les journalistes et la télévision ont depuis longtemps scindé ce pays.
Pensez-vous que ce pays serait resté aussi silencieux si la fille d’une famille aisée habitant un quartier riche d’une grande ville avait été tuée par un obus de mortier ?
Ce curieux terme de « conscience » apparaît dans ce genre de situation. Si on a un tant soit peu de conscience, on ne regarde pas l’identité de la victime. Cette conscience vous fait souffrir devant la mort et vous révolte. Vous qui avez peur que le pays ne se scinde par des choix politiques, ne craignez rien, c’est avant tout par la « conscience » que la division commence. Tant que les Baykal ou les Bahçeli (ndt : Deniz Baykal et Devlet Bahçeli sont à la tête de deux partis d’opposition) qui crient « mon pays, mon pays,… », ne crieront pas « mon citoyen » devant la mort d’une jeune fille, tant que le Premier Ministre de ce pays ne cherchera pas à demander des comptes et tant que les médias ne chercheront pas éclaircir cette affaire, eh bien ce pays ne peut que se diviser. C’est comme cela qu’on divise un pays.
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas si ce pays sera divisé ou pas, mais si ce pays a une conscience ou pas. Je me fiche si ce pays restera uni ou pas après le silence qui a suivi la mort de Ceylan. A quoi voulez-vous que serve cette unité si on peut tuer aussi impunément une petite fille ?
Une petite fille qui ramassait des feuilles dans un village a été tuée et tout le monde se tait. Si vous n’êtes pas touché par la mort de Ceylan, cela veut dire que votre conscience est morte depuis bien longtemps.
Nous pouvons vivre dans « l’unité, l’intégrité territoriale et sans scrupule ». Peut-être que ce qu’ils appellent « l’unité », c’est l’absence de scrupule ?