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Turquie : la constitutionnalisation inachevée (3)

lundi 12 juillet 2010, par Jean Marcou

Les ambiguïtés du constitutionnalisme kémaliste

Le déploiement incantatoire de la Constitution, du Parlement, du Parti et des élections ne saurait cacher le fait essentiel que la république fut établie par un soldat de métier à la tête d’une armée victorieuse qui se maintint au pouvoir, au début tout au moins, par un mélange d’autorité paternelle et de puissance militaire. (Lewis, 1988, p. 324)

Cette remarque de Bernard Lewis montre bien que l’épopée kémaliste fut plus autoritaire qu’à proprement parler constitutionnaliste. Pour autant, l’architecture constitutionnelle du kémalisme ne fut pas qu’un attribut de façade. Héros de la guerre d’indépendance, Mustafa Kemal aurait pu se contenter d’établir une dictature et jouir facilement de son succès jusqu’à la fin de ses jours. Il choisit de mettre un terme à sa carrière de général victorieux pour devenir le président civil d’une république, qui ambitionnait de transformer profondément le peuple et la société que la guerre d’indépendance venait de sauver. Pour cet ancien militant « Jeunes-Turcs », admirateur de la Révolution française, né à Salonique, la ville d’où était partie la révolution constitutionnelle de 1908 et où s’étaient tenus, parfois plus qu’à Istanbul, les grands débats d’idées de la fin de l’empire, le concept de constitution ne pouvait qu’avoir une valeur éminente. Le régime kémaliste ne fut, toutefois, ni une démocratie libérale ni un État de droit et il demeurera sans doute éternellement une énigme à son sujet quant à sa nature et ses objectifs ultimes. Était-il une phase transitoire de dictature destinée à conforter les réformes entreprises et à permettre, à terme, l’établissement d’une démocratie véritable ? Était-il un régime sui generis destiné à promouvoir, avant tout, une modernisation de la société turque qui ne devait pas nécessairement déboucher sur un système de type libéral ? L’autoritarisme, les dérapages idéologiques du kémalisme dans les années trente et le caractère global des réformes entreprises font pencher pour la seconde hypothèse et amènent même à s’interroger sur l’existence d’une dérive de type totalitaire, dans laquelle le régime ne sombra pourtant pas. En revanche, tant le caractère très occidentaliste du discours officiel de l’époque sur la nécessité de « civiliser » le peuple turc que les deux tentatives avortées d’expériences pluralistes montrent que la première hypothèse est toujours restée à l’ordre du jour. En tout état de cause, même si le modèle occidental était demeuré influent dans la république kémaliste, il faut bien voir que la période au cours de laquelle elle se développa (l’entre-deux-guerres), fut marquée par la crise des démocraties libérales d’Europe occidentale et par la montée en force de nouveaux systèmes nationalistes, fascistes, communistes… Quoi qu’il en soit, le constitutionnalisme de Mustafa Kemal n’était sûrement pas d’essence libérale mais fortement empreint d’un progressisme que n’auraient pas renié beaucoup de républicains français de la fin du XIXe siècle. Par la création de nouvelles institutions et d’idéaux nationaux non dénués d’une dimension universaliste, une constitution devait contribuer, dans son esprit, à transformer la société pour permettre au peuple d’assumer son destin. Avec le progrès et l’instruction publique, ce cadre idéal et un peu formel deviendrait un jour une réalité sociale. En ce sens, loin de n’être qu’un alibi, l’architecture constitutionnelle kémaliste doit être considérée comme un caractère essentiel de la nouvelle république turque. À bien des égards, une constitution permettait de synthétiser les idéaux du régime en affirmant l’existence d’une nouvelle structure étatique nationale où des réformes radicales étaient appelées à se dérouler et à façonner le citoyen turc de demain (Fuad Basgil,1939). En fait, ce constitutionnalisme modernisateur kémaliste renouait un peu avec l’idéal des réformateurs ottomans, en particulier avec celui des « Jeunes-Turcs ». Une élite réformatrice dominée par l’armée, qui avait déjà été à l’origine de la Révolution de 1908, tentait, en fondant un nouvel État, de créer les conditions nécessaires à l’émergence d’une citoyenneté moderne. Avec la référence à la souveraineté de la nation, la construction constitutionnelle kémaliste permettait de lier la cause nationale et la cause citoyenne. Cette invocation constitutionnelle n’était pas seulement destinée à affirmer sur la scène internationale l’existence d’une Turquie nouvelle, elle voulait aussi, à l’origine, légitimer le gouvernement nationaliste face au gouvernement ottoman qui avant 1923 était encore le gouvernement officiel de la Turquie. C’est ce qui explique que même le gouvernement provisoire d’Ankara, pendant la guerre d’indépendance, éprouva le besoin d’inscrire son existence et son action dans un cadre constitutionnel – celui de la Constitution de 1921 – et que, dès 1924, la jeune république turque fut dotée d’un texte fondamental. Pour prendre le pouvoir, Mustafa Kemal aurait pu se contenter de la force militaire et de ses victoires. Il voulut en réalité donner à la destitution du sultan l’aspect d’une révolution démocratique. Dès lors, comme l’expliquait en 2001 le professeur Mümtaz Soysal, lors de la conférence internationale de droit constitutionnel d’Ankara (Uluslararasi anayasa hukuku kurultayi, 2001, p. 85), ce n’est pas un hasard si la Constitution de 1924 instaurait un régime d’assemblée proche du régime conventionnel français jacobin de 1793/94. Même si ce n’était qu’une fiction, elle voulait en fait donner le pouvoir à la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT), qui avait incarné la résistance de la nation turque pendant la guerre d’indépendance et qui serait, demain, l’émanation d’un peuple instruit et travailleur capable de prendre en main ses destinées. Ainsi, il s’agissait d’une constitution simple, reposant sur l’idée de gouvernement du peuple. Mustafa Kemal avait défini dès 1921 l’esprit du régime politique qu’il voulait créer en ces termes :

Si nous devions définir sociologiquement notre système politique, nous l’appellerions le gouvernement du peuple… Nous sommes des travailleurs, des pauvres, qui s’efforcent de sauver leur vie et l’indépendance…. Est-ce notre faute si nous ne ressemblons pas à la démocratie, si nous ne ressemblons pas au socialisme, si nous ne ressemblons à rien ? Messieurs, nous devrions être fiers de défier toute comparaison ! Parce que, messieurs, c’est à nous-mêmes que nous ressemblons ! (dans Lewis, 1988)

Au-delà des déclarations d’intentions et même si le pouvoir devait être, en réalité, exercé par une élite, cette constitution se voulait surtout, dans sa simplicité, porteuse des potentialités qui devaient lui permettre de générer et d’encadrer les évolutions futures. Pourtant, elle n’a qu’en partie fait la preuve qu’elle était apte à tenir ce rôle, car si elle a bien été le cadre d’une première expérience de démocratie pluraliste dans les années cinquante, elle n’y a pas survécu. La place qui est la sienne dans le constitutionnalisme turc n’est pas négligeable pour autant. Incarnant l’esprit républicain populiste qui est à la base de la fondation de l’État nation turc contemporain, elle reste un texte fondamental de l’histoire constitutionnelle turque dont nous voulons, maintenant, évoquer les principaux apports.

La Constitution de 1924et l’héritage constitutionnel kémaliste

Le premier apport de la Constitution kémaliste de 1924 concerne, à notre avis, la souveraineté nationale et son exercice. Certes, la période kémaliste ne fut pas démocratique et déboucha sur l’instauration d’un régime de parti unique mais, en faisant du peuple ou plus exactement de la nation, même formellement, le titulaire de la souveraineté, cette constitution a consacré l’avènement définitif d’une nouvelle conception laïcisante et non-autocratique de la souveraineté. Il est vrai que ce processus avait été lancé pendant la seconde expérience constitutionnelle ottomane. C’est en effet en 1909, lors de la révision constitutionnelle suivant les émeutes qui conduisirent à la déposition d’Abdül Hamid, que fut évoquée pour la première fois l’idée de la souveraineté du peuple. Mais c’est surtout dans le contexte de la guerre d’indépendance que l’idée progressa. À cet égard, la Constitution provisoire de 1921 marqua un tournant puisqu’elle s’ouvrait par cette déclaration définitive : « La souveraineté appartient sans réserve ni condition à la nation ; le système d’administration repose sur le principe que le peuple dirige personnellement et effectivement sa propre destinée. » Dans son article 3, la Constitution républicaine de 1924 consacra l’affirmation de la souveraineté nationale. Toutefois, il est important d’observer que cette affirmation ne s’accompagnait pas de la reconnaissance d’une véritable séparation des pouvoirs. Ainsi, la GANT était placée au cœur du système et même le pouvoir exécutif relevait formellement de l’instance qui était sensée incarner la nation. Seul le pouvoir judiciaire se voyait reconnaître une certaine autonomie, tant dans le premier chapitre de la Constitution que dans le quatrième chapitre qui lui était spécialement consacré. Toutefois, cette unicité dans l’exercice de la souveraineté allait marquer les premiers développements de l’histoire constitutionnelle turque et induire des phénomènes pervers dans le contexte de la démocratisation qui interviendra postérieurement.

Le second apport de la Constitution concerne le legs d’une morphologie institutionnelle libérale au système politique turc. En effet, en dépit de l’absence de démocratie, la période kémaliste a permis d’ancrer dans la société politique turque des formes institutionnelles qui seront par la suite à la base de la démocratisation du pouvoir : le président de la République, la Grande Assemblée nationale, le Premier ministre et son gouvernement, le pouvoir judiciaire…. En dépit de l’absence de séparation des pouvoirs que nous soulignions précédemment, les différents pouvoirs sont successivement décrits par le texte constitutionnel. À bien des égards, cet apport fait penser à celui des dispositions institutionnelles de la Constitution portugaise de 1976. En inscrivant dans sa loi fondamentale l’existence d’institutions telles qu’un président, un Premier ministre, un Parlement, la jeune démocratie portugaise, qui hésitait alors entre libéralisme et socialisme, jetait les bases d’une parlementarisation du régime qui fut consacrée par la révision constitutionnelle de 1982. En Turquie, cette morphologie institutionnelle initiale permettra une parlementarisation progressive du système kémaliste, après la Seconde Guerre mondiale, et le développement d’une première expérience de démocratie parlementaire entre 1950 et 1960.

Le dernier apport de la Constitution de 1924 au constitutionnalisme turc concerne une série de concepts qui, même s’ils n’ont pas toujours survécu en l’état par la suite, ont néanmoins durablement marqués les structures politiques et constitutionnelles turques car ils concernent, finalement, la forme du nouvel État nation et le statut moderne du citoyen turc qui se révèle, d’ailleurs, être aussi une citoyenne. La version révisée de la Constitution fondait l’État turc, dans son article 2, sur six principes (républicanisme, nationalisme, populisme, étatisme, laïcisme et réformisme) qui étaient également ceux du parti unique, le Parti républicain du peuple (les six flèches du kémalisme). En réalité, trois de ces principes ont durablement marqué l’État turc : le laïcisme, le républicanisme et le nationalisme.

Le laïcisme peut être considéré comme le premier d’entre eux car en dépit des évolutions postérieures, la laïcité s’est maintenue et reste l’une des originalités profondes de la Turquie contemporaine, l’un des très rares États, avec la France, à l’avoir inscrite dans son texte constitutionnel (Marcou, 2000). L’affirmation constitutionnelle de la laïcité turque, pourtant, n’émanera pas directement de la Constitution de 1924. En effet, dans son article 2, celle-ci faisait initialement de l’islam une religion d’État. Ce n’est que par une révision du 10 avril 1928 que cette disposition sera modifiée. En réalité, l’affirmation du principe de laïcité s’étalera sur plus de dix ans après la fondation de la République, même si l’idée de séparer État et religion, ou plus exactement d’encadrer strictement, selon la conception turque, l’exercice de la religion était déjà en germe dans certains textes adoptés par la GANT au cours de la guerre d’Indépendance. La consécration du principe de laïcité découlera, en fait, d’amendements successifs à la Constitution et de trains de mesures législatives issus du réformisme radical de l’époque, comme par exemple, la série de lois de 1924, 1925 et 1926 qui mettront fin au califat, supprimeront les congrégations religieuses, unifieront l’enseignement et instaureront le mariage civil. Au bout du compte, force est de constater que la Turquie a inscrit la laïcité dans son ordre constitutionnel avant la France, qui ne le fera qu’en 1946.

Le républicanisme est un legs également à prendre en compte. La république incarne en Turquie d’abord le caractère intangible de la forme nouvelle de gouvernement face à toute idée de retour à la monarchie et à l’ordre social ancien, principe qui fut d’ailleurs affirmé avant même la Constitution de 1924, notamment par la loi n° 431 du 3 mars 1924 qui non seulement supprimait le califat, mais ordonnait également le bannissement immédiat de tous les membres de la famille royale. Toutefois, la république renvoie aussi, dans ce pays, à la citoyenneté et on observe que la Constitution de 1924 comporte une déclaration de droits importante, dont certains développements ne sont pas sans rappeler la déclaration française de 1789. Il est évident que ces dispositions ne suffiront pas à faire de la République kémaliste un État de droit, mais ce texte a initié, malgré tout, un changement important du statut de la personne en Turquie – en particulier en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes, avec notamment la reconnaissance du droit de vote aux femmes, après une révision constitutionnelle datant de 1934. Il n’en reste pas moins que le concept de république reste, malgré tout, ambigu car il évoque en réalité autant la souveraineté nationale et le projet d’instauration progressive d’une citoyenneté démocratique, que la nécessaire autorité de l’État face à la société civile et aux traditions religieuses (Marcou, Üstel, Vardar, 2000).

De fait, il n’est pas étonnant que le nationalisme soit le dernier trait marquant de ce constitutionnalisme turc naissant. Associé aux deux principes précédemment exposés, il a été pratiqué avec constance pour légitimer l’indivisibilité de l’État turc contemporain face aux revendications identitaires de toutes sortes. Sur le plan international, ce nationalisme n’est ni agressif ni irrédentiste. Au contraire, il rejette toute idée de pan-turquisme ou de pan­islamisme et servira de fondement à une politique étrangère kémaliste traditionnellement neutraliste et isolationniste. Sur le plan interne, ce nationalisme évoque, bien sûr, la souveraineté nationale puissamment affirmée, nous l’avons vu, dans l’ordre constitutionnel. Mais derrière l’unité de la nation se profile aussi l’unité de l’État sur laquelle les Turcs resteront particulièrement sourcilleux. Les Kurdes l’apprendront très vite à leurs dépens. Le régime kémaliste, hostile à toute décentralisation prononcée, reprendra, pour l’essentiel, l’organisation administrative unitaire voisine du système départemental français, issu de la fameuse loi de 1871 sur les conseils généraux, que lui avait léguée la seconde période de constitutionnelle de l’Empire ottoman (loi ottomane de 1913) et qui est toujours en vigueur aujourd’hui.

La fin des illusions : vers un constitutionnalisme réel permettant le développement de la démocratie et de l’État de droit

Nous venons de voir que l’antériorité de l’expérience constitutionnelle turque est indiscutable. C’est au cours des dernières décennies de l’empire et de la période kémaliste que se façonne la culture constitutionnelle turque autour de grands débats de fond : rôle des élites et de l’armée dans les entreprises de réforme, instauration d’une citoyenneté et d’une démocratie véritables, dilemme entre le maintien de traditions religieuses ou identitaires et le développement d’un réformisme d’inspiration occidentale. Toutefois, le constat de cette antériorité est ambigu car, si l’invocation constitutionnelle a été un phénomène permanent de l’empire puis de la république depuis le milieu du XIXe siècle, les expériences de constitutionnalisation véritable sont finalement restées marginales. Ce qui frappe le plus dans l’examen de ces phénomènes, c’est qu’ils ont été moins provoqués par une revendication sociale de limitation et de contrôle de l’exercice du pouvoir, que motivés par la volonté d’accéder à une sorte de modernité politique. Ainsi, plus qu’un phénomène de constitutionnalisation du pouvoir, la République kémaliste est l’aboutissement d’un processus de modernisation de l’État et de la société. Pourtant, elle n’a pas enterré le mouvement constitutionnel turc car, en dépit de son caractère autoritaire, elle a implanté dans la structure politique turque des principes et des institutions qui ont été amenés à s’épanouir postérieurement. À l’issue de la mort d’Atatürk et de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte nouveau, la question constitutionnelle allait ainsi connaître de nouveaux développements.

L’expérience de démocratie parlementaire dans le cadre de la Constitution kémaliste de 1924

En Turquie, le passage à la démocratie ne fut pas au départ la conséquence d’un mouvement social de fond ou d’une rupture politique importante. Conformément à ce que nous avons pu observer jusqu’à présent, cette mutation devait d’abord être provoquée par les élites gouvernantes pour des raisons très pragmatiques de politique internationale (faciliter l’insertion de la Turquie dans le bloc occidental face à la menace soviétique) et de politique intérieure (donner un nouveau souffle au régime). Elle ne se traduisit ainsi par aucune réforme constitutionnelle, mais fut la conséquence d’un enchaînement de faits et de décisions qui générèrent, finalement, un changement de fond. Deux événements furent à cet égard déterminants : le discours du 1er novembre 1945 à la GANT, où Ismet Inönü (le successeur d’Atatürk) souhaita la création d’un parti d’opposition, et l’instauration du suffrage universel direct en 1946 dans un pays qui votait depuis l’Empire ottoman au suffrage indirect. Ces événements débouchèrent d’une part sur la fondation, dès 1946, d’un Parti démocrate par des dissidents du parti unique kémaliste (Parti républicain du peuple, Cumhuriyet Halk Partisi, CHP) qui revendiquaient moins d’étatisme et plus de démocratie et, d’autre part, sur la victoire sans appel de ce nouveau parti aux élections générales de mai 1950. Après vingt-sept ans de règne sans partage, le CHP dut accepter de céder le pouvoir à un parti d’opposition : Celal Bayar fut élu par la nouvelle Assemblée à la présidence de la République et Adnan Menderes devint Premier ministre. La Turquie avait vécu, en l’occurrence, une rupture comparable par son ampleur à celles de 1876, de 1908 et de 1923. Même si cet événement fut initié, comme nous le disions, par les élites au pouvoir dont les desseins étaient loin d’être exclusivement idéalistes, on ne peut s’empêcher de penser qu’il illustrait l’accession de ce pays à une certaine maturité politique. Car il montrait que le gouvernement au pouvoir avait non seulement décidé d’organiser des élections libres, mais qu’il avait aussi accepté de se soumettre à leur verdict. En réalité, les élections de 1950, en faisant entrer la pratique de l’alternance dans le système politique turc contemporain, ont constitué un pas important vers la constitutionnalisation du pouvoir.

Pour autant, les événements qui devaient se dérouler dans les années cinquante allaient montrer que la Turquie avait du mal à dominer les conséquences de ces mutations fondamentales. En effet, le Parti démocrate exerça le pouvoir sans partage pendant une dizaine d’années. On a surtout retenu de cette époque les réformes qui conduisirent à la remise en cause des aspects les plus saillants et les plus militants de la laïcité kémaliste. En fait, le gouvernement de Menderes toucha peu aux fondements essentiels de la laïcité turque. Il s’employa surtout à tempérer l’activisme laïciste des décennies précédentes et à promouvoir une désétatisation sensible pour accompagner une politique économique d’inspiration libérale.

Plus inquiétante fut la difficulté à faire fonctionner une vraie démocratie parlementaire qui se révéla alors. Les avatars de la décennie démocrate contribuèrent, en fait, à mettre en lumière l’illusion constitutionnelle dans laquelle vivait la Turquie, en montrant d’une part que la Constitution de 1924, restée en vigueur, s’avérait incapable d’assurer le fonctionnement du régime représentatif ou de garantir efficacement les droits fondamentaux et, d’autre part, que les acteurs politiques étaient loin d’accepter le consensus minimum nécessaire au fonctionnement d’un système politique reposant sur l’alternance. En effet, les « Républicains », tout en consentant à l’existence d’un parti d’opposition, avaient tout fait pour l’empêcher d’accéder au pouvoir. Quant aux « Démocrates », une fois au gouvernement, ils eurent souvent le même comportement de parti unique et appliquèrent à l’opposition républicaine, ou à la presse, le régime qu’ils avaient eux-mêmes subi avant 1950. Dans un tel contexte, face aux crises politiques et aux violations des droits fondamentaux, la revendication constitutionnaliste retrouva l’aspect symbolique et militant qu’elle avait déjà pu avoir au cours de l’histoire turque (notamment dans la période qui avait précédé la révolution « Jeunes-Turcs ») auprès de certains intellectuels, universitaires et officiers. Ces gens se mirent à penser que la démocratie parlementaire fonctionnait mal en Turquie parce que la Constitution, inadaptée, préservait mal l’existence libre des partis politiques, la liberté de la presse, l’autonomie des universités ou l’indépendance de la magistrature et que, par ailleurs, la dévolution exclusive de la souveraineté nationale à la Grande Assemblée qu’elle réalisait conduisait en réalité à une dictature de la majorité parlementaire et, donc, de son gouvernement.

Au cours du premier semestre 1960, la situation politique se détériora sous l’effet conjugué d’une agitation dans les universités et d’une crise due à une politique économique peu cohérente. De façon significative, les manifestations étudiantes, qui devaient précéder l’intervention militaire du 27 mai 1960, commencèrent après qu’un professeur de droit constitutionnel de l’Université d’Istanbul décida de refuser de faire son cours, une telle matière ayant cessé, selon lui, d’exister en Turquie.

Les contradictions du processus de constitutionnalisation et le cercle vicieux de la démocratisation dans la Turquie contemporaine

Le coup d’État du 27 mai 1960 devait contribuer à mettre à jour les contradictions fondamentales du processus constitutionnel et démocratique en Turquie. On sait, en effet, que cette intervention militaire s’afficha à l’époque comme un coup d’État progressiste, le préambule de la Constitution de 1961 allant même jusqu’à parler de « révolution ». Il est vrai qu’elle déboucha sur l’un des régimes politiques les plus libéraux que la Turquie ait jamais connu. Une effervescence intellectuelle réformatrice, qui marqua toute une génération de professeurs de droit constitutionnel, accompagna l’élaboration d’une nouvelle constitution. On procéda à une analyse encyclopédique des constitutions du monde, pour donner aux rédacteurs du nouveau texte la meilleure actualité constitutionnelle. On n’hésita pas à innover dans de nombreux domaines, notamment dans celui de l’État de droit, en créant une cour constitutionnelle et en instaurant un contrôle de constitutionnalité, à une époque où de tels mécanismes n’étaient pas aussi courants qu’aujourd’hui. En outre, pour la première fois dans l’histoire turque, l’élaboration d’une constitution fut placée sous le contrôle d’une assemblée constituante composée de membres élus par les partis politiques et les organisations sociales. Le texte final fut soumis à référendum et son approbation ne fut pas que de pure forme, puisque plus de 38 % de l’électorat turc refusa de ratifier le texte. Sa promulgation permit finalement la tenue, dès le mois d’octobre 1961, d’élections législatives qui confirmèrent, en dépit de la victoire des « Républicains », l’existence d’une opposition active, fidèle aux « Démocrates » et désormais rassemblée autour du Parti de la justice de Süleyman Demirel.

Par la Constitution de 1961, la Turquie du début des années soixante se donnait néanmoins l’apparence d’une république audacieuse, qui corrigeait les imperfections de son ouverture des années cinquante et franchissait une nouvelle étape de sa modernisation politique en constitutionnalisant sa démocratie parlementaire (Kili S., 1971). Au moment où bon nombre de pays méditerranéens (l’Espagne, le Portugal, la Grèce) vivaient encore sous la dictature, la Turquie, qui par ailleurs avait refusé de s’associer dans les années cinquante au mouvement des non-alignés, apparaissait ainsi comme le bon élève de la « démocratie à l’occidentale » en Méditerranée orientale. Mais cette apparente euphorie politique ne pouvait faire oublier que, pour la première fois dans l’histoire de la République, l’armée était sortie de ses casernes, prenant par là même conscience du rôle qu’elle pouvait jouer dans le système politique turc. L’armée eut d’ailleurs le souci d’assurer, d’emblée, la pérennité de sa présence politique, en faisant élire par le Parlement à la présidence de la République le général Gürsel qui était à la tête du comité qui avait dirigé le coup d’État. En outre, cette normalisation politique s’accompagna d’une répression spectaculaire débouchant, notamment, sur le procès solennel des dirigeants démocrates et l’exécution de certains d’entre eux, dont le Premier ministre déchu, Adnan Menderes. Les anciens dirigeants démocrates étant principalement accusés, en l’occurrence, d’avoir voulu « changer, modifier et abroger de force la Constitution », le constitutionnalisme fut là encore en vue mais bien sûr pas pour la meilleure cause.

Le coup d’État du 27 mai et la période d’instabilité qui l’avait précédé confirmaient, en fait, le décalage entre les projets d’une élite réformatrice et l’aptitude de la société civile à assimiler des réformes initiées de façon volontariste, mais ils montraient surtout la complexité qui était celle d’un processus de modernisation qui avait plus d’un siècle d’existence en Turquie. Car, désormais, ce processus devait être constitutionnel, démocratique et recevoir l’aval de la société civile. Dès lors, loin de déboucher sur une ère de sérénité politique, le coup d’État de 1960 allait conduire à de nouvelles phases d’instabilité.

À l’échec de la démocratisation des années cinquante, les constituants de 1961, qui incriminaient surtout la Constitution de 1924, avaient réagi par un texte ambitieux qui cherchait non seulement à instaurer des garanties contre les risques d’excès des gouvernants, en créant des contre-pouvoirs, mais aussi à émanciper la société civile par la reconnaissance de nouveaux droits et de nouvelles libertés. Fortement influencé par le constitutionnalisme de l’après-guerre (allemand et italien notamment), il se caractérisa ainsi par la mise en place d’un parlement bicaméral, la création d’une cour constitutionnelle, la reconnaissance solennelle de libertés et de droits individuels et sociaux. Il s’agissait, en fait, de franchir une nouvelle étape modernisatrice, en construisant un régime démocratique qui engendrerait une société nouvelle.

Toutefois, la mise en œuvre de cette « constitution d’architectes », pour reprendre une expression du Pr. Erdogan Teziç1illustrant les velléités réformatrices de ce texte, allait conduire à d’autres périodes d’incertitude et à de nouvelles interventions de l’armée « coup de palais » de 1971 et coup d’État de 1980). Ces développements ont, bien sûr, mis en lumière toute la difficulté du passage à la démocratie en Turquie. Dans les autres pays méditerranéens, le processus de démocratisation, bien que parfois plus tardif, a été assez linéaire. Des phénomènes de transition, ayant d’ailleurs chacun leur spécificité, ont initié une mutation profonde des pratiques politiques et sociales, amenant à une constitutionnalisation réelle et durable du pouvoir. En Turquie, depuis la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à des cycles d’ouverture, qui ont débouché sur des crises politiques et sociales sanctionnées par des interventions militaires.

Certes, l’objectif d’établir un régime démocratique constitutionnalisé n’a jamais été abandonné, comme si la Turquie était incapable d’envisager, pour elle-même, un autre type de régime, mais ce phénomène de cercle vicieux a entamé la crédibilité du processus de démocratisation dans ce pays. En premier lieu, il a favorisé des interventions militaires, qui ont mis en cause le fonctionnement normal des pouvoirs publics et se sont accompagnées de phases de répression sévère. Sans revenir sur les conséquences des coups d’État de 1960 ou de 1982, que nous avons précédemment évoquées, ou dont nous reparlerons, rappelons que le simple « coup de palais » de 1971 se solda par la mise en place d’un gouvernement de techniciens, l’interdiction de plusieurs partis politiques, vingt-neuf mois de loi martiale et une révision constitutionnelle restreignant plusieurs libertés publiques importantes. En deuxième lieu, ce cercle vicieux a montré l’immaturité de la société politique et les faiblesses de la société civile dans le processus de démocratisation. À la fin des années soixante-dix, notamment, tandis que le fonctionnement des institutions politiques parlementaires connaissait de réels problèmes (incohérence et instabilité des coalitions parlementaires), la Turquie sombra parallèlement dans une guerre civile larvée (assassinats politiques, affrontements dans les universités, activisme de partis extrémistes...). En dernier lieu, ce cercle vicieux a abouti à une implantation durable et inédite de l’armée dans un système constitutionnalisé. Cette implantation s’est opérée essentiellement par l’instauration, au sein même de l’ordre constitutionnel turc, d’un Conseil national de sécurité (CNS) représentant la plupart des instances militaires importantes. L’article 118 de la Constitution de 1982, dans sa version initiale, précisait, notamment, que

les décisions relatives aux mesures qu’il estime indispensables en vue de sauvegarder l’existence et l’indépendance de l’État, l’intégrité et l’indivisibilité du territoire ainsi que la paix et la sécurité de la société, sont prises en considération par le Conseil des ministres de façon prioritaire.

Cette rédaction, floue quant aux limites des compétences de cette institution, était en fait très révélatrice (Tanör, 1988). Ainsi, allait-on pouvoir saisir, très concrètement, l’influence déterminante qui pouvait être celle du CNS pendant l’expérience du gouvernement Erbakan en 1996/97. Les remontrances extrêmement vives et ciblées qu’il a alors formulées au chef islamiste du gouvernement en question – sur les orientations de sa politique – ont abouti à la démission de ce dernier, consacrant un processus de coup d’État en douceur que les intellectuels turcs ont qualifié, non sans humour, de « coup d’État post-moderne ».

L’état du constitutionnalisme turc contemporain

Les réformes institutionnelles réalisées par la Constitution de 1982 (retour au monocaméralisme, réformes de l’investiture des gouvernements, renforcement des pouvoirs du président de la République) ne sont pas parvenues à assurer une stabilité gouvernementale suffisante, notamment au cours de la décennie qui vient de s’écouler. Cette carence tient moins aux mécanismes constitutionnels actuels qu’au mode de scrutin et aux partis politiques. En dépit de son souci initial de rationalisation, la proportionnelle départementale (assortie d’une barre de représentativité minimum de 10 %) employée pour les législatives n’a pas réussi à empêcher la multiplication des partis représentés au Parlement. Ce phénomène a encouragé une atomisation des forces politiques turques, qui a débouché, dans les années quatre-vingt dix, sur un recours systématique à des gouvernements de coalition, sans grande cohérence et sans grand avenir. Faut-il, pour autant, souhaiter que la Turquie s’oriente vers la mise en place d’un régime présidentiel ou semi-présidentiel ? Rien n’est moins sûr. D’une part, une telle option cadrerait mal avec la tradition constitutionnelle et politique turque qui, depuis 1946, a fait prévaloir un parlementarisme de type moniste. D’autre part, dans un pays où la pratique démocratique reste fragile malgré son antériorité, elle présenterait des risques non négligeables d’autoritarisme et de pouvoir personnel. La solution aux problèmes de stabilité du système politique turc est sans doute en l’occurrence moins institutionnelle que profondément politique (évolution des forces politiques vers plus de cohérence et de transparence) et sociale (poursuite des mutations de la société civile). La large victoire de l’AKP lors des élections législatives de novembre 2002, qui a débouché sur un parlement bipartisan (AKP/CHP), a en outre relativisé l’urgence de ce problème (Marcou, 2003). En réalité, le débat constitutionnel de fond, qui s’est engagé dans le cadre des réformes destinées à permettre à la Turquie de satisfaire aux critères de Copenhague, concerne, pour l’essentiel, la place de l’armée et les libertés fondamentales. Il s’agit en fait de sortir ce pays d’un « constitutionnalisme sécuritaire » où, malgré la présence d’un appareillage institutionnel libéral, l’armée tient un rôle de gendarme du système et où les libertés fondamentales se voient malgré tout limitées dans une partie de leur garantie.

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