Les effets de la « diplomatie du football »
La Turquie et l’Arménie ont rendu public, dans la nuit du lundi 31 août au mardi 1er septembre, un double protocole ou la « feuille de route » sur l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays et sur le développement de relations bilatérales.
Un an après la « diplomatie du football » – le président turc Abdullah Gül s’était rendu à Erevan à l’invitation de son homologue arménien, Serge Sarkissian, pour assister au match de football Arménie-Turquie dans le cadre des éliminatoires de la Coupe du monde 2010 – et quatre mois après la déclaration de Berne, du 22 avril, sur la mise en place d’une « feuille de route » sans condition entre les deux pays, Erevan et Ankara ont renouvelé leur engagement d’ouverture. La publication de cette « feuille de route » intervient à six semaines du match retour Turquie-Arménie, pour lequel le président arménien n’a toujours pas confirmé sa présence, à Kayseri, le 14 octobre.
Dans un effort de clarification, les deux Etats ont pris en compte l’ensemble des problèmes bilatéraux et se sont engagés à les régler dans les temps impartis. Les consultations bilatérales s’achèveront d’ici à six semaines. Elles devraient aboutir à la signature des deux protocoles, soumis ensuite aux parlements respectifs pour ratification.
Ce que prévoit le protocole
Les deux Etats s’engagent « à respecter les principes d’égalité, de souveraineté, de non-intervention dans les affaires internes des autres Etats, d’intégrité territoriale et d’inviolabilité des frontières ». Ils prennent l’engagement de maintenir un « climat de confiance entre les deux Etats en vue de contribuer au renforcement de la paix, de la sécurité et de la stabilité de la région, tout comme ils sont déterminés à réduire la menace ou l’usage de la force ». Ils « confirment la reconnaissance mutuelle des frontières existantes entre les deux Etats conformément aux traités internationaux en vigueur ».
Ils rappellent aussi « leur décision d’ouvrir leur frontière commune ». Ils se mettent également d’accord pour « instaurer un dialogue sur la dimension historique avec l’objectif de restaurer une confiance mutuelle entre les deux nations, introduisant l’examen scientifique impartial des archives historiques en vue de définir les problèmes existants et de formuler des recommandations ».
Pour appliquer l’ensemble des mesures, les deux Etats mettent en place une commission intergouvernementale. Un calendrier est également proposé pour les premières mesures. Ce protocole « prendra force le même jour, à savoir le 1er jour du premier mois suivant la ratification du protocole par les deux parlements ».
Un accord qui soulève trois principales questions dont une en filigrane
La Turquie tenait à ce que l’Arménie reconnaisse officiellement la frontière commune actuelle, les milieux nationalistes turcs étant particulièrement obsédés par le traité de Sèvres, signé en 1920, qui officialisait une Grande Arménie, composée aux deux tiers par des territoires turcs orientaux actuels. D’après le document, Erevan est appelé à garantir l’inviolabilité de la frontière avec la Turquie, ce qui reviendrait à ratifier le traité de Kars signé le 13 octobre 1921 entre Ankara et Moscou, ce dernier représentant les trois républiques transcaucasiennes à peine soviétisées. Or, jusqu’à maintenant, l’Arménie cultivait un flou sur cette question même si ses présidents successifs avaient garanti l’intégrité territoriale de la Turquie.
La deuxième question renvoie à celle du génocide des Arméniens commis en 1915 par le jeune régime turc. La Turquie a toujours nié la réalité de ce crime contre l’humanité, alors que les Arméniens le commémorent à travers le monde et luttent pour sa reconnaissance par Ankara et les parlements étrangers. L’Arménie a accepté le principe d’une sous-commission chargée d’examiner de façon impartiale et en présence d’experts internationaux cette page du passé turc.
Reste la question du Haut-Karabakh, province majoritairement arménienne rattachée par Staline en 1921 à l’Azerbaïdjan soviétique et qui a fait sécession à l’issue d’une guerre (1990-1994). Depuis 1992, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a mis en place le groupe de Minsk, coprésidé par la Russie, la France et les Etats-Unis, et qui a présenté à l’été 2009 les bases d’un accord à partir des principes de Madrid. Ce conflit gelé n’est évoqué que sous la forme d’allusions, à propos de la « stabilité régionale », du « non recours aux armes pour régler les problèmes régionaux », du « respect de l’intégrité territoriale » mais aussi des « principes et normes du droit international ».
Rappelons que la Turquie, membre du groupe de Minsk, affirmait depuis le printemps 2009 qu’elle ouvrirait sa frontière une fois la question du Haut-Karabakh résolue. Ce que l’Arménie rejette considérant qu’il s’agit de deux processus distincts. Erevan se range derrière le droit à l’autodétermination des peuples, tandis que Bakou brandit l’intégrité territoriale…
Comment réagiront les principaux intéressés ?
Comment l’Azerbaïdjan va réagir à ce double protocole ? Quelques jours avant sa publication, Ankara a dépêché une délégation ministérielle à Bakou, afin de tenir informés ses cousins azéris de l’évolution des relations turco-arméniennes. L’Azerbaïdjan, qui impose un blocus à l’Arménie, s’inquiète de ce rapprochement. Fin août, le premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a eu une discussion téléphonique avec le président Ilham Aliev à propos des problèmes régionaux et de la question arménienne. Lundi 1er septembre, le ministre des affaires étrangères turc, Ahmet Davitoglu, a déclaré, rapporte l’édition anglaise du site turc Zaman, que « la Turquie avait intégré les intérêts de l’Azerbaïdjan puisqu’il était question de stabilité régionale ». Mardi 1er septembre, le porte-parole du ministère des affaires étrangères de l’Azerbaïdjan a déclaré que ces documents arméno-turcs « étaient contradictoires avec les intérêts nationaux du pays », rapporte l’agence azérie Trend.
Comment la société turque va-t-elle réagir ? Les kémalistes ont toujours critiqué le gouvernement de l’AKP à propos de la politique d’ouverture à l’égard de l’Arménie, au motif que pour eux, le génocide, comme la question arménienne, n’existe pas. A l’inverse, la société civile, plus sensible à cette question et désireuse de s’approprier son passé, a eu le courage de soulever le tabou arménien.
Côté arménien, la balle est dans le camp du Parlement, largement dominé par le Parti républicain du président Sarkissian, qui sera prochainement appelé à ratifier ce document officiel. Mais ce double protocole risque de provoquer la création d’un front commun d’une opposition jusqu’ici éclatée. Quant au Haut-Karabakh, il craint une accélération du calendrier et d’être le laisser-pour-compte d’une juxtaposition des deux processus. Ankara veut aller vite et assortir son dialogue avec Erevan d’un déblocage du problème du Haut-Karabakh. Une prochaine rencontre Aliev-Sarkissian devrait avoir lieu à Chisinau (Moldavie) à la mi-octobre, soit à la même période que le match de football Turquie-Arménie.
Enfin, la diaspora, très sensible à la reconnaissance du génocide de 1915, s’était inquiétée depuis un an de ce rapprochement arméno-turc, qui la tenait à l’écart alors que, selon ses organisations, la problématique arméno-turque relève des sociétés civiles. Ce double protocole risque de l’écarter davantage.
La communauté internationale salue l’accord
La communauté internationale s’est félicitée de ce nouveau pas dans la normalisation des relations arméno-turques. Les Etats-Unis ont salué cet accord qui favorisera « la paix, la sécurité et la stabilité régionale ». Ils ont toujours souligné, a déclaré le porte-parole du département d’Etat, Ian Kelly, qu’ils étaient pour une normalisation sans condition préalable et dans un temps raisonnable.
La France a également réagi par la voix du président Nicolas Sarkozy. La France « a pris connaissance avec satisfaction et espoir de l’annonce, aujourd’hui, de la reprise sans délai des négociations entre l’Arménie et la Turquie en vue du rétablissement des relations diplomatiques et de la réouverture de la frontière entre les deux pays ». Le chef de l’Etat « félicite les autorités » des deux pays et les encourage « à redoubler d’effort pour aboutir rapidement à la signature d’un accord », « événement de portée historique » qui « contribuera à la stabilité régionale ».
Reste à savoir ce que la Russie en pense, elle qui a renforcé ses relations avec la Turquie cet été en signant plusieurs accords de coopération économique et énergétique et qui compte sur son allié, l’Arménie, pour consolider son influence dans le Caucase du Sud. A cette heure, les autorités russes n’ont pas réagi, même si l’agence Novosti relaie l’information. Russes et Américains veulent tous les deux superviser ce processus de rapprochement turco-arménien. Mais, au-delà des déclarations convenues, partagent-ils les mêmes intérêts dans la région ?