Avec la visite du président Gül en Arménie, la Turquie vient de franchir un pas important. Ces deux pays qui refusaient d’établir des liens diplomatiques en raison de leur histoire, ont pour la première établi un contact officie entre leurs deux présidents. Et nous sommes désormais dans l’attente de la suite qui sera donnée à cette première. Bien mais qu’ont donc gagné ces deux pays à la stratégie de la tension suivie jusqu’à aujourd’hui ? Que pourront-ils gagner à une éventuelle réconciliation ? Pourquoi maintenant, cette invitation de l’Arménie ? Quelles peuvent être les conséquences d’un tel rapprochement sur les équilibres caucasiens ? Que doivent faire les Etats quant aux questions historiques ? La question arménienne trouvera-t-elle une solution avec les politiciens ou avec les historiens ? Toutes ces questions, nous les avons posées à l’un des diplomates turcs les plus expérimentés, l’ambassadeur Volkan Vural. Représentant de la Turquie à Moscou lors de la chute de l’URSS et de l’indépendance de l’Arménie, Vokan Vural fut ensuite conseiller de Tansu Ciller alors à la tête du gouvernement. Il fut par la suite ambassadeur à Bonn puis assura la responsabilité du Secrétariat Général pour les affaires relevant de l’UE.
Pourquoi l’Arménie a-t-elle invité Gül ?
L’Arménie pense que la coopération avec la Turquie est à la fois une chance pour l’Etat arménien et pour son peuple. Et avec cette invitation, l’Arménie a adressé un geste à la Turquie mais aussi à l’ensemble de la communauté internationale.
Erevan s’est ainsi adressée à l’UE qui souhaite que l’Arménie soit en bons termes avec ses voisins. La même UE qui comme vous le savez demande à la Turquie de passer à la normalisation avec ses différents voisins.
Cette invitation est-elle en mesure de laisser se profiler une solution à nos problèmes ?
C’est sûr. Je pense aussi que c’est ce qu’a dû se dire le Président Gül et que c’est la raison de son acceptation. Il est allé en Arménie. Imaginez un peu qu’il ne l’ait pas fait. Si la Turquie n’avait répondu positivement à cette invitation, elle aurait donné au monde entier l’image d’un pays qui repousse une main tendue amicalement, l’image d’un pays refusant l’amitié de ses voisins, un pays ne cherchant aucune solution. On vous invite à une manifestation sportive et vous, vous dites non. Malgré quelques risques politiques internes, la décision de Gül d’accepter était une décision plus facile que celle d’un possible refus.
Qu’est-ce qui fut le plus facile ? Inviter ou accepter l’invitation ?
Les deux décisions sont d’égale importance... Mais il est vrai que pouvoir inviter est une décision importante.
Bien la visite a eu lieu. Et maintenant que va-t-il se passer ?
Dans un premier temps, les deux parties peuvent signer un accord prévoyant l’instauration de relations diplomatiques à une date rapprochée. Dans un second temps, on pourrait envisager l’ouverture d’une ligne ferroviaire. Voilà ce qui peut être fait assez rapidement.
D’après moi, nous n’en sommes plus très loin. Et la conjoncture actuelle au Caucase devrait contribuer à ces décisions. Parce que la Turquie ne peut pas s’ouvrir au Caucase en s’appuyant sur la seule Géorgie. L’ouverture de la frontière arménienne facilitera les accès et les exportations de la Turquie vers l’Asie centrale. Et tous ces avantages sont réciproques.
L’Azerbaïdjan sera-t-il un obstacle à cette ouverture ?
Non. Parce qu’entre Bakou et Erevan malgré la guerre et l’occupation, les relations et les contacts sont nombreux et denses. Et Bakou profitera également de la paix. Désormais nous sommes parvenus à la fin de la question du Karabakh. Les grandes lignes de l’accord qui devra voir le jour sont prêtes et connues. Pour une solution au Karabakh, il existe une vraie lueur d’espoir. Et l’un des catalyseurs de cette résolution sera la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie. Türkes, le leader du MHP [droite nationaliste turque, NdT] pensait exactement la même chose.
Que pensait-il ?
Il pensait que c’était avec la Turquie que finirait l’occupation du Haut-Karabakh. Lui aussi avait rencontré Ter Petrosyan à cette époque.
L’approche des relations internationales par Türkes était extrèmement constructive, novatrice et riches d’ouvertures calculées.
Le MHP aujourd’hui est dans un attitude complètement opposée à celle de son fondateur. Comme l’expliquez-vous ?
Ce qui me surprend le plus est l’attitude du CHP [Parti kémaliste, principal parti d’opposition parlementaire, NdT]. Ce ne sont que des positions destinées à ne pas régler les problèmes, à laisser la Turquie enfermée dans son passé. Toutes ces politiques ne peuvent être d’aucune utilité à la Turquie.
Quel avantage la Turquie a-t-elle retiré de la fermeture desa frontière avec l’Arménie ?
Aucun. On a soi-disant fait savoir à l’Arménie que nous la “punissions” pour sa constitution et sa déclaration d’indépendance. Mais voyez donc... En diplomatie, l’objectif c’est de concevoir des démarches constructives pour que l’avenir soit plus pacifique et humain que ce que nous avons vécu par le passé. La diplomatie ne consiste pas produire et faire grossir des problèmes. La diplomatie c’est la résolution des problèmes.
Et aujourd’hui, l’ouverture de la frontière, que va-t-elle procurer comme avantage ?
Du côté arménien, un formidable soulagement psychologique. Puis avec le développement économique envisageable du côté de Kars et de Igdir, c’est aussi un moyen de prévenir l’exode vers l’ouest de la Turquie. Pour les exportateurs en direction de l’Asie centrale, c’est un nouvel itinéraire qui se dessine. Notamment par voie ferrée. Avec l’intégration de l’Arménie aux projets énergétiques, c’est encore plus de sécurité dans les approvisionnements énergétiques.
Cette frontière va-t-elle s’ouvrir rapidement ?
Si la Turquie ne se replie pas encore sur sa coquille, elle s’ouvrira. Il est certainement un côté excessivement tragique dans nos relations avec la Turquie mais j’espère qu’avec la visite de Gül ainsi que l’instauration d’un contexte de confiance, on se dirige vers de nouvelles ouvertures.
Au terme de quel changement d’approche cette visite a-t-elle été rendue possible ?
L’approche AKP en matière de politique étrangère n’est pas de taire les problèmes ou de les repousser, mais bien de les résoudre. C’est une approche novatrice. A Chypre, nous en avons eu un exemple éclatant. Et maintenant en ne repoussant pas l’avance arménienne, l’AKP a agi justement.
Aujourd’hui que pense le ministère des Affaires étrangères (AE) sur cette question arménienne ?
Les AE ont une expérience et un passé très difficiles sur cette question. C’est une institution qui a été frappée de plein fouet par le terrorisme de l’ASALA. Mais malgré tout cela, c’est un corps qui dans les dernières années s’est mis à travailler et à réfléchir de façon plus systématique et consciente des réalités sur ce problème arménien. Les erreurs commises au début des années 90 ont été comprises. Maintenant en essayant de laisser derrière souffrances et tragédies, c’est un ministère qui œuvre à la normalisation des relations avec Erevan.
A votre avis, la guerre russo-gérogienne a –t-elle joué un rôle dans cette visite ?
L’invitation a été faite avant la crise. Mais dans la décision de la Turquie, il est certain que la question géorgienne a tenu une place importante.
Comment les relations avec l’Arménie peuvent-elles peser sur la politique caucasienne de la Turquie ?
L’amélioration des relations avec Erevan nous donnera les moyens de jouer un rôle bien plus important dans cette région. Par exemple, nous avons fait la proposition d’une plate-forme pour le Caucase. Si tous les pays du Caucase n’en sont pas partie intégrante, alors cette plate-forme s’effondre. Alors qu’il existe la question du Haut-Karabakh ; alors que les relations arméno-azeries sont dans l’état que nous connaissons, on ne peut pas s’attendre à ce que cette plate-forme soit pérenne et pertinente. Ce la signifie qu’il faut avant tout régler les problèmes au Caucase.
Quel est l’avenir de nos relations avec la Russie qui vient de montrer ses dents en Géorgie ?
Elles n’en souffriront pas tant que cela. Parce que les relations turco-russes reposent sur des réalités solides et liantes. Entre les deux pays existe une incroyable coopération économique. Personne ne souhaite sacrifier une telle chose. La Turquie ne peut pas du jour au lendemain réduire sa dépendance au gaz et au pétrole russes, et la Russie ne peut pas se permettre de perdre un marché comme la Turquie.
Si la tension entre la Russie et l’occident venait à monter quelle ligne suivrait la Turquie ?
L’occident ne peut pas marginaliser la Russie. La Russie n’est pas marginalisable. De temps en temps, on afflige la Russie de quelques injustices. On devrait tenir un peu mieux compte de ses propres sensibilités et donner crédit à ses positions. On ne peut pas sans cesse lui marcher sur les pieds.Si on le fait, c’est comme en Géorgie, on court droit à des “incidents” de parcours, à des pannes diplomatiques.
La normalisation de nos relations avec l’Arménie va-t-elle peser sur nos relations avec Moscou ?
La normalisation des relations arméno-turques n’est pas un facteur qui va à l’encontre des intérêts russes. Je ne pense donc pas que la Russie manifeste trop d’objections à cet endroit.
Et en ce qui concerne nos relations l’occident, comment une telle normalisation peut-elle jouer ?
Positivement. Ceux qui vont en souffrir, ce sont tous les ultras-nationalistes de Turquie, d’Arménie et du monde entier. Parce que ces gens-là se nourrissent de l’hostilité entre les peuples.
La Turquie a participé au sommet à 4 organisé en Syrie (Syrie, Turquie, Qatar, France), elle joue le rôle de médiateur entre la Syrie et Israël et entame un nouveau processus avec l’Arménie. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle ère en politique étrangère ?
La Turquie est contrainte de jouer sur de nombreuses dimensions. C’est ce que lui dictent à la fois son histoire et sa géographie. Nous avons beaucoup de liens avec le Moyen-Orient, le Caucase, l’occident, l’UE et les Etats-Unis, des liens qui se recoupent souvent. Les problèmes ne finissent jamais en politique étrangère, mais ... Nous avons trop longtemps pensé qu’en taisant nos problèmes, qu’en faisant semblant de ne pas les voir, il se résoudraient d’eux-mêmes. Et en fait plutôt que des les régler, nous les avons approfondis et nous avons surtout perdu beaucoup de temps. Maintenant en Turquie, il est une attitude un plus courageuse qui n’hésite pas aller droit sur les problèmes, à s’y confronter. En outre, la proximité de ce gouvernement avec des pays arabes dans les politiques du Moyen-Orient constitue un avantage important.
Pourquoi ?
Il est en mesure de mener cette politique sans blesser Israël. Par voie de conséquence, en jouissant d’une telle confiance, nous pouvons tenir le rôle, non plus de médiateur mais de facilitateur dans la région.
Comment ses voisins jugent-ils la Turquie ?
Nous nous voyons nous-mêmes comme un pays sans force, incapable de régler ses propres problèmes, mais ceux qui nous regardent de l’extérieur nous voient de tout autre manière. Comme un pays dynamique, agressif, en pleine croissance et très vivant. En outre plus un pays est en mesure de régler ses propres problèmes et de développer son économie, plus il devient actif et influent en politique étrangère. Si votre économie est atone, vous pouvez toujours essayer d’inonder le monde d’idées toutes plus géniales les unes que les autres, il sera toujours difficile de les rendre attirantes pour les autres.
On se rend compte ces derniers temps que nous pesons à l’extérieur. De quoi en sommes-nous redevables ?
En nous renforçant chez nous et en nous stabilisant, nos chances de déployer un jeu diplomatique couronné de succès ne font que se multiplier. C’est ce qu’il se passe ces derniers temps. C’est à la fois l’effet de la gouvernance à un seul parti et la conjoncture internationale qui pèsent ici. Nous avons aussi pris une certaine ampleur économique. Et puis bien évidemment, les négociations d’adhésion à l’UE.
Ce processus contribue énormément à l’idée que la Turquie est un pays démocratique et dynamique. Notre capacité à être influent dans le monde est très lié à l’UE.
Quelles sont les répercussions de cette politique étrangère sur nos affaires intérieures ?
Si nous parvenons à une solution définitive à Chypre, si nous normalisons nos relations avec l’Arménie, nous serons en mesure de nous débarrasser de nos bagages les plus lourds, nous serons soulagés à la fois à l’intérieur et dans le monde. Nous serons alors capables de courir. Alors que jusqu’à aujourd’hui, nos efforts destinés à nous défendre sur ces questions n’ont fait que nous lier un peu plus les jambes. Nous n’avons pas pu consacrer le temps que nous passions à nous défendre à inventer des solutions novatrices. Si nous parvenons aujourd’hui à résoudre ces problèmes, alors nous trouverons le temps de l’imagination.