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Sur les rives du Bosphore, l’Europe suscite espoir et irritation

mercredi 14 juillet 2004, par Claude Lorieux

Le Figaro - 13 juillet 2004

Istanbul : de notre envoyé spécial Claude Lorieux

Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, vient d’indiquer qu’il souhaitait une révision des lois afin d’autoriser le port du foulard dans les universités privées en Turquie, malgré le refus des autorités de l’enseignement supérieur. Il a cependant insisté sur la nécessité d’un « consensus social » sur le sujet très sensible en Turquie, pays musulman au régime laïque.

A six mois du « verdict » du Conseil européen, les Turcs sont tantôt remplis d’espoir, tantôt saisis de perplexité devant les exigences de Bruxelles et la constante bonne volonté du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan à son égard. Un dessin de presse et une histoire des rues reflètent ces tiraillements. L’histoire, d’abord : affairée à repasser les chemises de son mari, une ménagère turque lui demande : « Mehmet, pourrais-tu aller chercher le pain ? - Non », grommelle l’homme, le nez plongé dans son journal. Réplique imparable de la dame : « Mais c’est l’UE qui l’exige ! » On devine la suite. Le mari obtempère.

La population, élite kémaliste incluse, n’en revient pas de la rapidité et de la profondeur des réformes que le gouvernement AKP (Justice et Développement, conservateur musulman) fait subir à l’appareil législatif et à la pratique politique turque. Dans l’ensemble, elle suit. Et d’autant plus volontiers que la République turque ne se réforme guère autrement que sous la pression extérieure, fait remarquer un éditorialiste d’Ankara...
Soixante-dix pour cent des Turcs ont beau s’être déclarés favorables à l’adhésion, certains s’étonnent un peu de la souplesse d’échine d’Erdogan. Un intellectuel istanbuliote, électeur d’AKP de surcroît, avoue carrément ne pas faire confiance à un homme aussi retors...

Ce genre de réflexion vient d’autant plus spontanément que les Turcs trouvent généralement les Européens injustement exigeants à leur égard. L’histoire court les salles de rédaction et circule sur les réseaux Internet : « Fatigués d’avance des interminables négociations qui s’annoncent, les autorités européennes décident plutôt de faire passer un test de culture générale aux ministres des Affaires étrangères de trois Etats candidats. Au Roumain, ils demandent le nom d’une ville japonaise bombardée à l’arme atomique par l’US Air Force. Ils questionnent le Bulgare sur la date du raid américain. Au Turc, ils demandent le nombre de victimes, leur nom et leur adresse... Les deux premiers sont évidemment admis à entrer dans l’UE, le Turc recalé et exclu pour réponse négative. » Bref - et le président Bush n’a rien fait pour les dissuader lors du dernier sommet de l’Otan -, les Turcs reprochent volontiers aux Vingt-Cinq d’user à leur égard du « deux poids deux mesures ».

L’espoir d’un rapport positif de la Commission de Bruxelles en octobre et de la fixation d’une date d’ouverture des négociations d’adhésion par le Conseil européen de décembre est d’autant plus vif que la Grande Assemblée nationale, le Parlement, planche sur le dixième et dernier paquet législatif d’harmonisation européenne qui vient de lui être transmis par le gouvernement.
Ce train de réformes abroge notamment les dernières « échappatoires » à la suppression de la peine capitale, qui fut votée il y a plusieurs années, et prive le chef d’état-major des armées du droit de désigner des représentants au Conseil de l’enseignement supérieur et au Conseil de la radiotélévision. Le président Ahmet Sezer vient en outre de signer le texte supprimant les cours de sûreté de l’Etat, instaurées au lendemain du coup d’Etat militaire de 1980.

Le travail accompli pour mettre la Turquie en conformité avec les critères de Copenhague est jugé si avancé qu’un conseiller du premier ministre, Abdullah Gül, déclare : « C’est comme le chantier d’une maison. Le gros œuvre est terminé. Ils ne restent que les finitions. » Revenant sur une fermeture vieille de vingt-trois ans, le gouvernement prépare également la réouverture du séminaire orthodoxe de Halki, dans une île du Bosphore, le seul de Turquie. Contraint à former ses prêtres en Grèce, le Patriarcat oecuménique du Phanar (Istanbul) réclame cette décision depuis 1971.

Un éditorialiste de la presse d’Ankara estime que les réformes réalisées sont si importantes que « les Européens sont coincés. Ils doivent dire oui ». Sinon ? « Eh bien sinon ce sera la « cata » ! », tranche un de ses collègues. Le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, renchérit : « Si le Conseil européen prenait une décision qui n’est ni objective ni honnête - et je n’envisage pas cette possibilité -, il y aura des conséquences sérieuses pour la Turquie et pour l’Union européenne. »

Et pourquoi pas pour le gouvernement lui-même ? Le premier ministre a beau affirmer, bravache, que « les réformes continueront de toute façon. Les « critères d’Ankara » succéderont aux « critères de Copenhague » », certains commentateurs prédisent déjà qu’il devra alors s’expliquer sur le coût politique et financier de sa stratégie à l’égard de Bruxelles...

Un économiste, ancien dirigeant de la Banque centrale, souligne surtout qu’un « niet » de l’Union européenne aurait des conséquences dramatiques sur les investissements étrangers, dont la Turquie a un immense besoin pour lutter contre le chômage et qu’elle attend comme une retombée de l’adhésion. Il fait valoir qu’avec 15 dollars par habitant, le montant des investissements étrangers en Turquie est inférieur à celui constaté dans des pays comme l’Egypte et l’Algérie. Or les Turcs espèrent qu’une dynamique d’adhésion, même tardive, provoquera un appel d’air où s’engouffreront les investissements étrangers.
Mais, encore une fois, personne ne veut croire à un échec. L’antichambre du ministre des Affaires étrangères est décorée d’un grand tableau réunissant autour de lord Raglan des généraux de Saint-Arnaud et Canrobert, et d’un ministre de la Sublime Porte, les vainqueurs de la Russie, lors de la guerre de Crimée. En arrêt devant cette page d’histoire, un diplomate turc s’exclame : « Et il y a des gens, en Europe, qui prétendent que nous n’avons pas d’histoire commune ! »

http://www.lefigaro.fr/internationa...

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