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Rendez-vous en 2016 pour une prochaine loi sur le génocide arménien ?

lundi 23 janvier 2012, par Joseph Richard

Depuis début décembre 2011 les grands quotidiens turcs citent la France en des termes violemment critiques. Et la classe politique d’Ankara leur emboîte le pas, de manière unanime, ce qui est assez rare en Turquie. A l’origine de cela se trouve un texte de loi sur le génocide arménien de 1915, qui se trouve ne pas être le premier. Et peut-être pas le dernier.

Le 22 décembre 2011, l’Assemblée Nationale adopte en première lecture une proposition de loi déposée par la députée UMP Valérie Boyer. Reprenant une proposition de loi du 12 octobre 2006, adoptée par l’Assemblée mais non par le Sénat, ce texte vise à pénaliser la négation sur le territoire national des génocides reconnus par la loi. Les défenseurs de ce vote ont mis en avant deux arguments principaux (la vidéo du débat est disponible sur le site de l’Assemblée) :

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La députée Valérie Boyer lors de son déplacement en Arménie et au Haut Karabagh en août 2011.
valerieboyer.fr © 2007
  • D’une part, il ne s’agit pas d’une loi mémorielle mais de combler une lacune du dispositif pénal français. Ce dernier réprime aujourd’hui la négation de l’un des deux génocides reconnus par la France, la Shoah, sans que cela ne soit le cas du génocide arménien, qualifié comme tel par une loi du 29 janvier 2001 ;
  • D’autre part, ce texte ne vise personne, un esprit que le député UMP Renaud Muselier a résumé par « 3 ni » : ni contre la Turquie, ni communautaire, ni conjoncturelle. Une loi qui ne vise donc qu’à mettre sur un pied d’égalité le traitement juridique de la négation des deux génocides que reconnaît l’État français en dehors de tout contexte politique national ou international.

Or, cet argumentaire présente quelques problèmes. Soulignons tout d’abord qu’il existe des risques à faire ainsi écrire une version officielle du passé. L’a-t-on assez reproché à la Turquie, comme l’a fait Mme Boyer qui a appelé « nos amis Turcs à faire preuve de tolérance envers ceux qui ont une lecture différente de l’Histoire ». Le professeur d’histoire à l’université francophone de Galatasaray Ahmet Kuyaş reprend ce raisonnement pour s’opposer à la proposition de loi : « c’est une aberration, les assemblées n’ont pas à écrire l’Histoire ». Rejoint en cela par l’historien Pierre Nora, de l’Académie Française, qui parle d’une « loi liberticide » gelant en partie les possibilités d’enquête historique.

Au-delà de ces oppositions de principe relevant de la manière d’appréhender le lien entre histoire et politique, la société civile de Turquie n’a pas attendu les lumières du Parlement français pour commencer à discuter de la doctrine officielle de l’histoire de la Turquie. Les 24 et 25 septembre 2005 se tient à l’Université de Bilgi, en partenariat avec les universités de Bogaziçi et de Sabanci, une conférence intitulée « Les Arméniens Ottomans durant le déclin de l’Empire ». Les massacres de la période y sont discutés de manière inédite. En novembre 2011, un colloque sur la question arménienne était organisé à Diyarbakır. Et en 2008, une pétition turque demandant pardon aux Arméniens (sans que le mot « génocide » ne soit évoqué) recueillait 30 000 signatures à l’initiative d‘intellectuels et de militants de Turquie se battant pour faire avancer le débat sur ces questions.

L’un d’entre eux est le journaliste au quotidien Milliyet Hasan Cemal, petit fils de Cemal Pacha, l’un des dirigeants du Comité Union et Progrès, ou Jeunes Turcs, à la tête du gouvernement ottoman en 1915. Il a fait partie en 2008 d’une délégation de journalistes accompagnant le président turc Abdullah Gül à Erevan et est allé à cette occasion se recueillir au mémorial des victimes du génocide, déclarant « Dans le silence vierge du matin, j’ai compris encore une fois l’inanité de la négation de l’Histoire, mais également les risques qu’il y avait à devenir prisonnier de ses douleurs ». Hasan Cemal estime que « sous quelque angle que vous le considéreriez, ce vote est une erreur : parce qu’il va faire régresser la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie. Et parce qu’il va porter un coup aux possibilités de libre discussion sur ce qui s’est passé en 1915 au sein de la société turque en apportant de l’eau au moulin du fanatisme nationaliste, compliquant la tâche de ceux qui se battent sérieusement contre les extrémistes dans ce débat ». Son opinion est partagée par l’universitaire turc francophone Cengiz Aktar, l’un des initiateurs de la pétition de 2008, qui juge la proposition de loi française « totalement contre-productive », pour cette même raison qu’elle risque de rendre le dialogue plus difficile.

Il apparaît que le vote français du 22 décembre va avant tout contribuer à radicaliser les points de vue sur la question arménienne en Turquie en la faisant passer d’un débat historiographique intérieur à un bras de fer diplomatique entre Paris, Ankara et Erevan. Le ministre des Affaires Étrangères arménien a d’ailleurs immédiatement exprimé sa reconnaissance à la France. Rappelons que la Turquie reste marquée par le « syndrome de Sèvres » : issu de l’humiliant traité signé en 1920 par l’Empire Ottoman vaincu deux ans plus tôt, ce phénomène désigne la grande importance que le pays accorde depuis lors à sa souveraineté nationale. 90 ans après la naissance de l’État-nation turc, ce dernier n’entend en aucune façon, pas plus que la France, accepter d’ingérences. Faire d’une question historique sensible une affaire de politique étrangère ne va donc pas contribuer à apaiser le débat.

La proposition de loi de Mme Boyer risquant de poser plus de problèmes qu’elle n’en résout, se pose la question des motifs de son vote. Peut-être les parlementaires français à son origine pensent-ils adopter la bonne démarche en s’emparant de ce sujet au nom de la forte communauté arménienne vivant en France. Il est également permis de penser que ce demi-million de citoyens constitue une capacité électorale non négligeable à l’approche des élections de 2012. Ce serait néanmoins faire insulte à ces Français d’origine arménienne de penser qu’il est possible d’acheter ainsi leur vote. En déclenchant une nouvelle crise avec la Turquie, le président Sarkozy et l’UMP semblent plutôt agiter une fois de plus l’épouvantail turc afin de rappeler à une certaine frange droitière de l’électorat français à quel point ils sont opposés à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, voire hostiles à ce pays dont la majorité de la population est musulmane.

Patrick Devedjian (député UMP d’origine arménienne) peut dès lors se féliciter du « consensus gauche droite pour faire avancer les droits de l’Homme » et affirmer que ce vote n’aura « aucun effet électoral dans un sens ou dans l’autre ». Il n’en demeure pas moins que chaque année pré-électorale en France (2002-2007-2012), les questions turques et arméniennes sont mises en avant, tant pour des nobles motifs dont il *n’est pas permis de douter que pour des préoccupations électoralistes peu glorieuses et pas toujours profitables aux intérêts des trois pays concernés, Turquie, Arménie et France. Après la reconnaissance de principe en 2001, une première tentative de pénalisation en 2006 et le vote en première lecture en 2011, rendez-vous en 2016 pour le prochain débat franco-français sur la Turquie et le génocide arménien.

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Sources

Article original publié sur le blog de l’OViPoT le lundi 9 janvier 2012 sous le titre : « Rendez-vous en 2016 pour une prochaine loi sur le génocide arménien ? »

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