Je crois que si un observateur extérieur analysait les sujets sur lesquels nous débattons ces derniers mois, il découvrirait que la Turquie est le pays du monde où il y a le plus de débats religieux.
Et principalement depuis que le débat s’est enflammé avec ce thème du voile, on trouve partout des gens qui se font juges en matière religieuse. En fermant les yeux, même dans les réunions des partis politiques de notre République laïque, on se croirait à la mosquée Ulucami de Bursa en train d’écouter le prêche de l’imam à la prière du vendredi.
Il est indéniable que ce n’est pas une situation saine. Alors qu’un pays lutte au milieu de tant de problèmes concernant ce bas-monde, le fait que des questions et des problèmes dont la plupart concernent le monde de l’au-delà occupent autant le devant de la scène doit certainement avoir un nom en psychologie.
Pourtant, en y réfléchissant, je me dis que si ce débat était bien orienté, il pourrait aussi être utile.
Sur le plan religieux, la Turquie pourrait par ce moyen commencer à s’occuper de certains thèmes sur lesquels les Occidentaux ont réfléchi pendant leur période des Lumières et à digérer lentement certains morceaux avalés trop rapidement et qui lui restent sur l’estomac.
Souvent, j’écris que la Turquie n’arrive à rien résoudre car on ne parvient pas à discuter de façon large et sans détour. Pourquoi ce constat ne serait-il pas valable aussi dans le domaine religieux ?
Pour cela, il faut que le cadre du débat soit le plus large possible. Il ne faut pas se contenter de débattre sur les questions qui sont à l’ordre du jour dans un cadre purement religieux, il faut aussi pouvoir en discuter hors cadre religieux.
Prenons l’exemple du débat sur le foulard. Nous pouvons en discuter à différents niveaux.
Par exemple :
Débat sur les apparences qui ne remet pas en cause les présupposés : pour se conformer aux exigences de la religion, les femmes doivent-elles se couvrir la tête de telle façon ou de telle autre ?
Débat qui découle des présupposés mais qui tend à l’épistémologie : d’après les sources, est-il réellement demandé ou non que la femme se couvre la tête ?
Débat qui peut aussi remettre en cause les présupposés mais qui est d’essence théologique : alors que l’éventail des péchés est si large, le Très-Haut se soucie-t-il des cheveux des femmes ? N’est-ce pas rabaisser la religion que de montrer un tel détail comme lié à l’essence de la religion ? etc.
Et enfin, débat scientifique qui ne s’occupe pas des présupposés : le foulard est-il en vérité, comme tendent à le montrer les résultats des analyses sociologiques, un moyen déguisé (en droit idéologique) de faire perdurer la domination des hommes ?
N’est-ce pas une violation des Droits de l’Homme que de priver des enfants mineurs de la lumière du soleil et de vitamine D en leur couvrant la tête d’un foulard ? Les parents ont-ils le droit de faire cela ? etc etc.
A une époque où la laïcité est considérée comme un principe indiscutable, le port du foulard a aussi été accepté sans être discuté. Les rares débats qui ont eu lieu en sont très vite restés exclusivement cantonnés aux niveaux un et deux définis ci-dessus.
Pourtant, ces derniers temps, parallèlement à l’élargissement du débat sur la laïcité, il y a aussi un élargissement du débat sur la religion. Cela signifie que plus le cadre du débat s’élargit, plus il devient difficile de cacher sous la cuirasse du « respect de la religion » un certain nombre de pratiques de pression profondément enracinées. Je me demande si ceux qui demandent la liberté pour le port du voile se rendent compte que cette demande peut aussi ouvrir la voie de la liberté aux débats religieux et préparer le terrain à des remises en cause bien plus profondes…