ll est des sujets qui se veulent tranchants. On est pour ou on est contre. En tout cas, on n’est pas indécis. L’indécision dans ce type de sujets renverrait à l’équivalent d’une indécision politique de type général et, en matière de politique, si on n’a pas un avis tranché, on est prié de se taire, merci bien. Certains sujets évoluent aussi avec le temps, passant du statut d’insignifiant ou de « réservé aux spécialistes » à celui des brèves de comptoir à tout vent.
Voilà justement qu’un de ces sujets se dévêt des toiles d’araignée dont on l’avait recouvert en le reléguant au placard pour revenir hanter nos journaux, nos sites, nos blogs et nos zincs. La subtilité des dialogues est rarement saisissante, mais la passion, elle, est omniprésente. On s’enflamme, on exulte, on attaque, on pourfend, on défend et on refend. Si vous n’êtes pas encore préparés à l’affrontement, plongez-vous quelques instants dans Wikipédia, histoire de pouvoir situer au moins géographiquement la région dont il est question, et tentez de vous remémorer quelques bribes de vos lointains cours d’histoire. Et puis, en matière de politique, c’est souvent en forgeant qu’on devient forgeron, alors à l’attaque !
Pour ou contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne ? Voilà une question à laquelle n’importe quel être normalement politiquement et psychologiquement constitué se doit d’avoir une réponse tranchante et précise. Plus il doute, moins on a confiance en lui. Prenons exemple sur le président de la République française, Nicolas Sarkozy, envoyant un direct au président américain Barack Obama, qui avait osé faire la leçon aux Européens en supportant la candidature ottomane… pardon turque : « J’ai toujours été opposé à cette entrée et je le reste ». De la conviction politique forte comme on l’aime, n’est-ce pas ?
Bien mieux que les bafouillis de certains politiciens, comme François Hollande, qui « considère qu’il y a une espèce de confusion, que l’intérêt de l’Europe, c’est l’intérêt de l’Otan et l’intérêt des Etats-Unis (...) c’est là qu’on peut comprendre que Nicolas Sarkozy a fait une vraie faute en entrant complètement dans le système de l’Otan ». Si quelqu’un comprend quelque chose à cette prise de position dans la salle, merci de lever la main. Non, sur cette question, il faut une réponse acerbe, et le moins de commentaires possibles, sinon on s’y noie.
Abandonné au lendemain du lancement des négociations en octobre 2005, le sujet, devenu douloureux à l’époque à force d’avoir été rabâché, vient d’être remis au goût du jour par un Obama mettant les pieds dans le plat lors d’une conférence de presse au sommet Union européenne-Etats Unis à Prague. Avec l’arrivée des élections européennes, il y avait bien quelques trouble-fêtes pour nous agiter à nouveau le spectre de cet épouvantail sous le nez, mais somme toute, la Turquie, en ces temps de crise économique mondiale, de chômage en pic, de détresse sociale et humaine, on s’en serait bien passée.
Récemment, je remarquais en consultant le profil d’une amie sur ce cher réseau social qu’est Facebook (rien ou presque ne passe inaperçu aujourd’hui…), qu’elle venait de joindre un groupe répondant au nom fort sympathique de « I bet I can find one million persons who don’t want Turkey in the EU ». Bon, malgré le nom quelque peu prosélytique, chacun est libre de ses opinions. Je lui envoie un petit message amusé lui demandant ce que signifiait cette « méchante propagande anti-turque » à laquelle elle s’adonnait. Je crois que mon amie a pris ce message sérieusement, car elle m’a répondu qu’il ne s’agissait pas de propagande, mais d’un groupe sérieux, où chacun pouvait exprimer ses positions librement et ouvertement et que j’étais la bienvenue. Bon, je ne sais pas trop si « bienvenue » était en l’occurrence le mot qui convenait, mais je comprends ce qu’elle entendait par là. Si j’étais pour, libre à moi de venir présenter mon avis donc. D’habitude, j’aime discuter de ce type de sujets, mais là, j’avoue que le titre du groupe me fatiguait d’avance.
Au collège (en France), j’ai choisi l’allemand comme première langue étrangère. En classe de cinquième, nous utilisions un livre intitulé « Komm mit uns nach Deutschland ! » (Viens avec nous en Allemagne). Comme la plupart des manuels d’enseignement linguistique, celui-ci tentait de présenter différentes facettes de la République fédérale d’Allemagne -puisqu’il datait de la période pré-chute du Mur der Berlin. Par souci du phénomène migratoire, un chapitre traitait des Turcs d’Allemagne et présentait l’histoire du petit Ali, arrivé de son village natal, perdu au fin fond de l’Anatolie, à Stuttgart. Les premières images montraient le quotidien d’Ali et de ses parents au village : pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de voiture mais un transport à dos d’âne. Quel n’était donc pas l’émerveillement de la mère d’Ali quand, arrivée en Allemagne, elle découvrait les fantastiques interrupteurs, la bouilloire qu’on fait chauffer sur le réchaud et autres inventions formidables des temps modernes.
Le petit Ali, dont la peau, les yeux, les cheveux et les sourcils étaient forcément très foncés, n’était pas apprécié par ses nouveaux camarades de classe. C’est ainsi qu’il se lia d’amitié avec un autre « Aussenseiter », le petit Uwe, boutonneux et myope, lui aussi rejeté par la majorité. Ali et Uwe, en revenant des cours, passaient souvent devant un grand magasin. Dans la vitrine, il y avait un petit poste de radiocassette. Ali rêvait d’avoir le même, mais il n’avait pas d’argent. Alors, il décida d’en voler un, mais il se fit arrêter par les agents de sécurité qui appelèrent la police, laquelle appela son père. Ledit père arriva furieux et l’histoire se termina avec le sermon du père déclarant vertement devant les policiers à son fils tout penaud : « Mais qu’est-ce que tu veux ? Tu veux qu’on nous renvoie en Turquie ? ». Ainsi les petits Français apprenaient-ils à connaître les immigrés turcs d’Allemagne. Ja, komm mit nach Deutschland !
Curieusement, dans la classe, personne ne m’a fait aucune réflexion à ce sujet. Personne ne m’a non plus demandé mon avis sur cette histoire. Personne ne m’a demandé si en Turquie, ça se passait vraiment comme cela et si les gens se déplaçaient à dos d’âne. Non pas que j’aurais pu prétendre être une spécialiste du pays, mais y ayant mis les pieds à l’époque déjà de nombreuses fois, j’aurais pu commenter le sujet. Avec le recul, je me rends compte qu’en fait, mes camarades de classe se fichaient complètement de la Turquie. Les Turcs, d’Allemagne ou d’ailleurs, étaient le cadet de leurs soucis. Entre nous, pourquoi auraient-ils du spécialement s’y intéresser d’ailleurs, quand je me rappelle avoir indiqué à plusieurs adultes au cours de mon adolescence où se situait géographiquement la Turquie ? Non, pas à côté de la Yougoslavie –qui au passage n’existait déjà plus-, non pas dans la péninsule arabique, non pas sur le continent africain…
Pendant longtemps, l’image de la Turquie pour la plupart des Français, c’était celle d’un pays lointain, vaguement ensoleillé (à titre d’informations, on fait du ski aussi en Turquie), vaguement musulman, vaguement touristique et surtout franchement inintéressant. Mais, comme toujours, les temps changent et « tout fout le camp », comme on dirait dans le jargon troisième-âgeux.
Aujourd’hui, tout le monde –ou presque- sait –ou croit savoir- où se situe la Turquie. Grâce à Mr Philippe de Villiers, nous avons d’ailleurs résolu la question –ô combien lassante- de savoir si ce pays se situait en Europe ou en Asie : la Turquie appartient à l’ « Eurasie ». Que les amis géographes daignent avoir pitié de mon manque d’instruction et me précisent quel est ce nouveau continent, là encore, merci bien.
Aujourd’hui, tout le monde sait aussi que la Turquie présente des carences en matière de droits de l’homme : la question des Kurdes, la liberté de la presse, les droits des femmes et des homosexuels, etc. Il y a des bonnes âmes éprises de démocratie et d’égalité dans ce pays qui luttent au quotidien pour faire changer cette situation. Alors, on leur tend la main ? Non, on leur ferme la porte. Notre propre démocratie nous pose déjà bien assez de problèmes sans avoir en plus à mettre notre nez dans celle des autres. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Euh, les ânes plutôt, non ?
Aujourd’hui, tout le monde sait que la Turquie est un grand pays. Euh, combien au fait ? Soixante ? Non, cent millions, c’est cela ? Enfin, bref, ils sont très nombreux et en cas de liberté de circulation des travailleurs, étant donné qu’en plus, tout le monde sait que c’est un pays plutôt pauvre, cela se solderait par une invasion de travailleurs turcs à la recherche d’un emploi chez nous. Sans compter le prix à payer par l’Union européenne pour une telle adhésion. Non, vraiment, en temps de crise en plus, ce n’est pas une bonne idée.
Aujourd’hui, tout le monde sait aussi que la Turquie est un pays musulman. Ouf, ça y est, c’est dit ! La souris a enfin accouché d’une montagne. Là, ça commence à se tortiller sur sa chaise et à faire des auréoles sous les aisselles. La fameuse question de l’héritage culturel européen, on y vient enfin. Car, bien sûr, l’héritage culturel européen est avant tout chrétien. Judéo-chrétien pour les mauvaises consciences souhaitant tirer un trait sur les efforts à répétition de ce continent pour éradiquer la culture et la présence juives.
Alors, oui, la Turquie est un pays où la religion musulmane est majoritaire. 99% selon les chiffres officiels, qui, bien sûr, ne tiennent pas compte du nombre d’agnostiques ou d’athées. Et oui, l’héritage culturel européen s’est formé en priorité autour de l’héritage culturel dit chrétien et juif –bien maltraité d’ailleurs pour ce dernier. Certains discuteront du fait que l’Islam a aussi été présent en terre d’Europe et a laissé des traces. D’autres discuteront aussi du fait qu’aujourd’hui, plusieurs millions de migrants originaires de pays musulmans vivent dans les pays d’Union européenne. D’autres diront encore que l’héritage culturel chrétien est omniprésent en Turquie (pour ceux qui n’y croient pas, qu’ils se plongent un peu dans le numéro actuel de Géo).
Mais qui osera prétendre alors que la culture et l’identité ne se conçoivent pas comme des valeurs atemporelles et finies ? Qu’elles sont en perpétuels mouvement et mutation ? L’Europe s’est construite à partir d’une idée, d’un rassemblement autour de valeurs que sont avant tout la démocratie et la paix. Construction qui, au passage, s’est d’abord faite par les armes. Après la deuxième guerre mondiale germa l’idée d’union. La présentation d’une identité européenne achevée laisse donc sceptique. Est-ce que les générations de nos grands-parents se représentaient l’Europe comme les jeunes générations d’aujourd’hui ? Sans doute pas. N’est-il pas question avant tout d’une Europe qui se veut projet, qui se veut positive, ouverture, et non éprise de pensées noires et dramatisantes.
Dans le débat hebdomadaire entre Laurent Joffrin de Libération et Sylvie Pierre-Brossolette du Point (sur le site Internet de Libération), Mme Pierre-Brossolette évoquait les valeurs de l’Europe « qui ne sont pas tout à fait celles de la Turquie » -l’éternelle rengaine. Une fois de plus, je dois confesser mon ignorance, mais honnêtement, je ne comprends pas de quelles « valeurs » il est question et qui seraient inconnues de la Turquie. Vraiment non, je ne comprends pas.
Je ne prétends pas avoir une opinion arrêtée sur le sujet et suis prête à discuter objectivement des arguments en faveur et contre l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. Mais dans le cadre d’une discussion débarrassée des pulsions aussi stériles qu’obsolètes qui la minent avant même de l’avoir entamée. Les questions de l’islamisme, des droits de l’homme, de la démocratie, de la dette étatique, du chômage, de la position géostratégique, etc. discutons-en ! Mais, par pitié, arrêtons ce discours idéologique, voir populiste dans certains cas. Juste un peu de rationalité dans les propos, c’est tout ce qu’il faudrait.
Curieusement, quand j’allume la télévision et me replonge dans les journaux ces jours-ci, une immense fatigue me saisit à nouveau. Cette fatigue qui me donne envie de tout envoyer balader et de répondre comme de nombreux jeunes Turcs : « Eh bien, nous non plus, on n’en veut pas de l’Union européenne ». Peut-être que je vais finir par penser comme eux. Mais non, quand même, allez, une petite cure de vitamines et ça va bien repartir ! Inlassablement, on s’apprête à répéter les mêmes choses… Vraiment, c’est un sujet qui mérite mieux que cela. Et si on changeait enfin de disque ?