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Les relations franco turques depuis la campagne pour le referendum sur le Traité Constitutionnel : L’histoire d’une trahison.

vendredi 14 avril 2006, par Reynald Beaufort

Le 3 octobre 2005, le Conseil de l’Europe décidait l’ouverture des négociations avec la Turquie dans la perspective de son adhésion à l’Union Européenne.
Dans les mois qui ont précédé cette décision, le monde politique français semble avoir réalisé soudainement que cette éventualité pouvait se réellement se produire et ceci alors qu’un grand nombre d’entre eux avaient auparavant soutenu bec et ongles cette adhésion.
Nous vous présentons ici l’analyse que fait de ce revirement Turquie Européenne à travers la voix de son président qui évoque aussi la manière dont les Turcs ont perçu l’attitude française.

Les racines du turco scepticisme ? Des mauvais prétextes et des vraies raisons.

Après un tel psychodrame, impossible de ne pas ressentir que l’intégration européenne de la Turquie initiée, je le rappelle en 1963 avec la signature des accords d’Ankara, comme un marché de dupes depuis le départ. Si certains hommes politiques minoritaires ont toujours été en faveur de l’adhésion, d’autres ne l’étaient vraisemblablement qu’en apparence. Le double jeu consistait à faire semblant de faire le nécessaire pour intégrer la Turquie tout en étant convaincu qu’elle n’avait rien à faire dans le club chrétien qu’est l’Europe. Durant la période de la Guerre Froide, on avait trop besoin de ce pays pour faire rempart au bloc communiste pour risquer de le vexer, son armée considérable équipée par l’OTAN et les Etats Unis nous était indispensable contre le péril soviétique. Il est d’ailleurs amusant que les pays qui hypocritement reprochent à la Turquie son armée omniprésente, ont largement contribué et continuent à contribuer à sa puissance ! Les Turcs étant bien utiles dans ce rôle maintes fois joué dans l’histoire de « bras armé » des empires voisins, une armée efficace motivée et beaucoup moins chère que des Gi’s, des marines ou des soldats professionnels français.


L’Europe ne craignait rien, il y avait le supposé ennemi héréditaire, la Grèce, qui mettait son veto à toute avancée ou rapprochement avec la Turquie. Puis en 1999, eut lieu l’impensable, suite au tragique tremblement de terre du 17 août, les Turcs et les Grecs commencent à se réconcilier. La Grèce cesse son opposition systématique le jeu est bouleversé. En 2000, on constate un soudain rafraîchissement des ardeurs européennes à intégrer la Turquie, qui à leur yeux, semble devenir moins fréquentable ; on tergiverse et on refuse de donner une date d’ouverture des négociations alors que des pays issus de l’ex-bloc de l’Est, très récemment candidats et qui ne perçoivent souvent l’Europe que comme un pourvoyeur de subventions, se voient attribuer des dates sans aucune condition préalable. En 2002, on décide de ne rien décider et de reporter la décision à décembre 2004. On espère sûrement secrètement que la Turquie va commettre une erreur qui fera que sa candidature sera repoussée dans un avenir lointain, très lointain. Malheureusement pour nos fins stratèges, ça ne se passe pas du tout comme ça ! La Turquie se montre bon élève et très efficace, elle se remet plutôt bien d’une crise économique terrible, adopte des paquets de mesures dans le sens d’un plus grand respect des droits de l’homme, nomme un civil président du Conseil National de Sécurité et à la grande surprise de tous et déception de certains, l’appareil militaire accepte ces réformes sans broncher.

La France malade de ses hommes politiques. Le danger populiste.

Au début de l’année 2004, divers partis et journaux commandent des sondages pour prendre le pouls de l’opinion, on est dans un contexte de crainte suscitée les attentats d’Istanbul et de Madrid, de guerre en Irak et de problème du voile en France. La majorité des français ne sait rien ou presque de la Turquie et l’amalgame pays musulman, terreur, intégrisme et guerre est dans la tête de beaucoup. Les sondages donnent évidemment une majorité de français contre l’adhésion.


Plutôt que de relativiser le résultat de ces mesures de l’opinion, que font la plupart des hommes politiques ? Ils s’engouffrent dans l’appel d’air et font de la surenchère en espérant capter ainsi les voix des électeurs durant les consultations d’avril et juin ! Le créneau est porteur, on commence à assister à une exécution en règle de la Turquie même par d’anciens partisans de son intégration. Ceux-ci s’aperçoivent soudainement, après plus de 40 ans de collaboration économique et militaire avec la Turquie, que celle-ci n’aurait plus rien d’européen.


Est-ce vraiment le rôle de représentants politiques de d’être à la remorque de l’hypothétique opinion des électeurs ? J’avais cru moi qu’ils se devaient d’être des initiateurs de réformes qui, même si elles sont parfois d’abord impopulaires, sont dans l’intérêt général à moyen et long terme. Au lieu de cela, la limite de leurs ambitions se situe à l’horizon des prochaines consultations électorales, plus de projet politique encore moins de projet de société, mais se maintenir au pouvoir coûte que coûte, quitte même à renier tous ses engagements passés ! N’est-ce pas messieurs Juppé et Fabius ? Qu’avez vous fait en 1998, quand une écrasante majorité des eurodéputés français on voté que « la Turquie à vocation à devenir membre de l’Union Européenne » ?
Le summum de la démagogie fut atteint avec la proposition d’un débat à l’Assemblée sur l’opportunité de l’ouverture de ces négociations. Ce débat eut bien lieu en décembre 2004. Il fut même question d’exiger un référendum national, qui, quoi qu’il arrive, ne pouvait déboucher sur rien, puisque la décision d’ouverture des négociations est du ressort du Conseil de l’Europe, institution supranationale et composée des chefs d’Etat.
Gesticulation inutile et coûteuse, comédie pour se donner l’illusion d’avoir encore le pouvoir qu’on n’a plus. Esquive voulant montrer aux Français que la France est maître chez elle et en Europe, pour faire oublier qu’on a pas voulu ou su expliquer que l’intégration dans le grand ensemble politique qu’est l’UE, implique évidemment le renoncement à une partie de la souveraineté nationale. Nos grands vizirs ont beaucoup de mal à avouer à leurs électeurs, qu’en fait, la plus grande partie des décisions est maintenant prise à Bruxelles et Strasbourg et qu’ils n’ont plus grande influence sur les grandes orientations !
On attendait de nos élus qu’ils nous expliquent les enjeux de la nouvelle constitution, que les médias fassent, qui des émissions, qui des dossiers expliquant le contenu du Traité. Au lieu de cela, tous on fait de l’intégration de la Turquie un problème majeur alors que depuis les accords d’Ankara, personne ou presque ne s’en était soucié !
Il aurait pu être amusant, si l’enjeu n’avait été si sérieux, de voir les mêmes politiciens dire aux Français qu’il fallait dissocier le vote sur la Constitution Européenne de la possibilité d’adhésion de la Turquie après qu’ils aient tout fait pour provoquer cet amalgame ! Maintenant que le non l’a emporté, ils portent toute la responsabilité de cet échec aux yeux des européens, mais ils affirment sans sourciller que paradoxalement, les responsables sont à la fois la Turquie et les souverainistes français !
Afin d’étayer leur diabolisation, ils accusent la Turquie d’une dérive libérale potentielle de l’Europe, alors qu’il est évident que c’est l’intégration du royaume Uni qui a mis un point d’arrêt à l’intégration politique de l’Europe. Mieux, la Turquie serait le cheval de Troie des Américains ! Mensonge éhonté, depuis la deuxième guerre d’Irak, la Turquie s’est alignée sur les positions des « vieux » pays de l’Europe alors que le même Royaume Uni, la Pologne, l’Italie, l’Espagne et d’autres pays nouvellement entrés dans l’Europe rangeaient comme un seul comme derrière les Etats unis.
L’ensemble européen est déjà hétéroclite, composé de membres dont les objectifs et aspirations sont très différentes. La France rêve encore, en fait, d’une unité politique sous son leadership, à la rigueur, peut être, associée à l’Allemagne. Nostalgie sans doute de la grandeur passée que caricaturent bien le souverainiste crypto bonapartiste Max Gallo et l’inénarrable Philippe de Villiers. Dans ce cas, on a simplement oublié une chose fondamentale : expliquer d’abord aux pays candidats qu’il leur faudrait ratifier un traité stipulant qu’ils adhérent à cette idée d’intégration politique avec les abandons de souveraineté que cela implique ! La nouvelle Constitution n’est qu’une tentative a posteriori de faire coller la loi fondamentale à la réalité de la diversité politique et c’est la raison de son imprécision et pour tout dire de sa vacuité. En cherchant un plus petit dénominateur commun à cet ensemble disparate, il était sûr qu’on ne pouvait aboutir qu’à un recul ou au mieux à avaliser une stagnation ! Dire maintenant que la Turquie sera la responsable d’un moins disant social et politique qui est d’ores et déjà en cours de validation, relève d’une véritable fourberie ! Vieille stratégie que de trouver un bouc émissaire auquel on va accrocher toutes les casseroles que l’on refuse de traîner !

La dérive xénophobe et islamophobe d’après le 11 septembre 2001

Autre accusation avancée : L’affirmation que la Turquie serait un « cheval de Troie islamiste » , thèse chère à M. Del Valle et à une partie de l’état major français. Ils reprennent ainsi à leur compte la théorie d’Huntington de conflit des civilisations et des religions, délires dangereux d’extrémistes religieux paranoïaques qui, eux, ne sont pas musulmans ! Ces prétendus spécialistes ont le vent en poupe et sont devenus des maîtres à penser. On les invite dans des conférences, dans les grandes écoles, sur les plateaux de télévision et on prend leurs théories pour le moins douteuses très au sérieux !

Un exemple de démonstration « scientifique » de Del Valle : Un turc occupe en ce moment la présidence de l’O.C.I (Organisation de la Conférence Islamique) institution dominée jusqu’ à présent par une tendance pro saoudienne et très orthodoxe de l’Islam. C’est pour ce chercheur en géostratégie (!) la démonstration que la Turquie est en fait islamiste radicale et que sa laïcité est un « faux nez » ! Il est arrivé qu’un français dirige l’Internationale Communiste en a-t-on déduit que la France était communiste ? Par contre, il oublie de mentionner que depuis cette présidence, les femmes sont admises sans foulard sur la tête. Evidemment car cela desservirait sa brillante démonstration ! Tous ses livres sont construits ainsi, une collection d’approximations érigées en arguments à charge, ignorance systématique de tout argument favorable. C’est, en fait, de la propagande basique, l’inverse de la démarche d’un vrai chercheur, qui ne part jamais de la conclusion pour ensuite ne retenir que les faits confortant celle-ci. [1]

La « contamination » progressive de tous les partis politiques par des thèses d’extrême droite

Il y encore quelques années, avant les évènements tragiques du 11 septembre 2001, un individu qui aurait tenu les propos que distillent ces prophètes de l’apocalypse aurait été immédiatement rejeté pour xénophobie, personne ne l’aurait écouté. Or l’islamophobie est maintenant dans l’air du temps, personne ne proteste, on entend très peu les organisations anti-racistes habituellement si promptes à réagir. Le Figaro publie, un article affirmant : « Il y a une unité européenne qui repose sur la race, la couleur de la peau et la continuité géographique, comme il y a une unité africaine ou chinoise ; et sur la religion ». (sic !) [2] Ce sont exactement les thèses de l’extrème-droite actuelle et aussi celles d’un parti dissous dont le nom était Occident. Est-il purement fortuit que des ex-membres ou sympathisants de cette organisation occupent des fonctions éminentes dans plusieurs partis de droite ? [3] . Toujours est-il que les ex-adhérents d’Occident n’ont jamais renié leur aversion pour l’Islam.


Il est très inquiétant qu’en France, des transfuges de l’extrême droite acquièrent ainsi une respectabilité dans les partis traditionnels, plus grave, que les médias se fassent à nouveau les relais et les complices de leurs idées nauséabondes rappelle de bien mauvais souvenirs.
Que l’on fasse de la Turquie, qui a le système politique le plus laïque de tous les pays musulmans, le fer de lance de l’islam radical pourrait prêter à sourire si elle n’était pas l’objet d’une si grande ignorance et méconnaissance de la part des français. Malheureusement, je crains bien qu’une grande partie de nos concitoyens ne sachent même pas ou se trouve la Turquie, et la situe quelque part géographiquement, sociologiquement et politiquement entre l’Arabie et l’Afrique comme je l’ai entendu récemment. Il est alors aisé pour les opposants à l’intégration de la Turquie d’affirmer n’importe quoi, mêmes les assertions les plus mensongères.


La coïncidence de ce climat xénophobe avec l’affaire du voile islamique, a eu pour conséquence que toute une communauté s’est retrouvée soudain montrée du doigt. Un malaise certain s’est fait jour parmi les Turcs de France, cette communauté dont la première génération a encore quelques difficultés à s’intégrer n’avait vraiment pas besoin d’être ainsi stigmatisée.

Les droits de l’homme comme alibi et l’instrumentalisation de l’Histoire

Resurgissent aussi paradoxalement les reproches toujours faits, souvent avec raison, à la Turquie concernant les droits de l’homme.


Je dis bien paradoxalement, parce que la perspective de l’adhésion a été le plus formidable catalyseur de réforme que les réformateurs turcs pouvaient espérer. Donc tout militant sincère des Droits de l’Homme devrait se réjouir de cette évolution, vouloir poursuivre et aider la Turquie à achever sa transformation. Pour cela il n’y avait pas d’autre alternative sérieuse que d’ouvrir les négociations d’adhésion.


Dans le même ordre d’idée, on a entendu en novembre et décembre 2004 des féministes françaises, avec à leur tête Elisabeth Badinter, rejeter l’adhésion de la Turquie au motif que les femmes y sont maltraitées !
Cette attaque est d’une lâcheté et d’une mauvaise foi sans nom. C’est grâce à la naissance d’une société civile facilitée par l’adoption d’une série de lois reconnaissant le droit de constitution d’associations civiles que son nées les organisations féministes en Turquie. Grâce à elles, des chiffres ont pu être mis sur la condition féminine, le problème est maintenant reconnu, ce qui est, à mon sens, la première étape vers son traitement. Ces féministes françaises utilisent les résultats du travail de leurs soeurs turques pour les poignarder dans le dos.

Bel exemple de solidarité !

Leur engagement devrait au contraire les conduire à soutenir ces femmes et à ne pas les abandonner alors qu’on n’est qu’au début de la prise de conscience. Mais peut être n’êtes-vous pas du même monde, mesdames les féministes de salon lambrissés, que vos homologues turques ? Ce mépris à des relents nauséabonds de colonialisme.


Je n’ai pas souvenir, en outre, que quelque argument de ce genre ait été opposé à un autre pays que la Turquie. Il faut une certaine arrogance pour ainsi exclure un peuple au motif de ses problèmes sociaux. En France, n’avons nous pas aussi quelques soucis ? La violence conjugale serait-elle donc éradiquée partout ? La maltraitance envers les enfants aurait-elle à ce point disparu chez nous que nous puissions ainsi nous distinguer et nous permettre de nous ériger en référence absolue ? Nous savons qu’il n’en est rien, mais il est tellement plus facile de casser les miroirs que d’accepter l’image qu’ils nous renvoient !
Pourquoi tenter de faire du Turc l’image même de l’autre, en quoi est-il différent ? La barbarie et la violence sont-ils des caractères génétiques ? L’affirmer est bien une forme de racisme, et ces discours sont tenus par des gens qui se prétendent humanistes. Il est effrayant de voir la banalisation de ces thèses sur tout l’échiquier politique.
Enfin, l’argument opposé de façon récurrente à la Turquie serait sa difficulté à regarder son histoire en face, à accepter de reconnaître les tragédies du passé.
Encore une fois, il est plus aisé de faire ce genre de reproche aux autres que de balayer devant sa propre porte. Ainsi la France commence seulement à admettre qu’elle ait pu participer activement à la Shoah. Elle commence seulement à reconnaître, et avec de grandes difficultés, les exactions commises en Algérie. Mais elle refuse toujours absolument de reconnaître en Napoléon le premier dictateur moderne, inspirateur des despotes sud américains, qui a mis l’Europe à feu et à sang. Elle refuse aussi d’accepter de reconnaître que la Révolution Française a été l’une des plus grandes épurations politiques que l’Europe ait connue. Et que dire des conséquences de la genèse et de l’encouragement des idées nationalistes et jacobines qui, si elles furent à l’origine de la chute des grands empires, servent aussi encore de justification aux massacres et déplacement de populations. Et dernièrement qui a, en son assemblée nationale, adopté un texte recommandant aux enseignants de « souligner les aspects positifs de la colonisation » ? N’est-ce pas un bel exemple de révisionnisme ? Cela devient décidément une habitude en France que de vouloir écrire une histoire officielle, manifestation du rêve illusoire de certains de consigner définitivement les cadavres de la « Grande Nation » et de la « Patrie des droits de l’homme » dans les placards.


Ayons l’honnêteté de reconnaître qu’en France comme en Turquie et partout ailleurs, il est très difficile de remettre en question les mythes fondateurs. Laissons le temps à la Turquie, au moins autant de temps qu’à nous de digérer son passé. L’idée même d’obliger un pays à admettre qu’il se soit mal comporté par le chantage et la pression me semble choquante et du même ordre que l’extorsion d’aveux par la contrainte. Quelle est donc la valeur de ces aveux ? Le droit courant nous le dit clairement : nulle. Seules sont probantes les déclarations faites librement ou les preuves matérielles incontestables. Il faut du temps pour effacer les souffrances et la rancœur, surtout quand celles-ci ont été soigneusement ravivées régulièrement par des actes terroristes et des conflits ethniques pas encore éteints comme celui qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le devoir de mémoire exige une volonté de réconciliation réciproque de la part des deux protagonistes, or il existe malheureusement encore de la haine et un espoir de revanche illusoire chez les nationalistes des deux côtés.

Le mépris des élites politiques françaises vis à vis de la Turquie. Quel poids réel pèsera la Turquie sur l’Europe ?

Rejeter la candidature de la Turquie, avant même d’engager les négociations, ou pire, lui proposer maintenant un statut privilégié (qui en langage politiquement correct veut dire un statut de membre de seconde classe) ne peut être perçu que comme une humiliation inacceptable. C’est dire clairement aux Turcs qu’ils ne sont pas du même monde et surtout leur donner un statut subalterne.
Il est tout aussi agaçant pour les Turcs qu’on les présente comme ceux qui vont être la cause de la « fin de l’Europe » comme l’a affirmé M Giscard d’Estaing. S’il y a un peuple qui a fait de l’Europe un rêve et l’objectif de toute ses ambitions, ce sont les Turcs, le modèle social et politique européen est le modèle qu’ils ont choisi et cela, depuis Mustafa Kemal Atatürk. Ils n’ont pas l’intention de dénaturer l’Union Européenne, mais ils modifient dès à présent leurs propres structures pour s’y adapter. Une bonne partie des 60 000 pages de l’ « acquis communautaire » est d’ores et déjà passée en droit turc.
Comment peut-on affirmer sérieusement que la Turquie risque de « diriger » l’Europe comme on l’a entendu de la part de souverainistes ? Même dans le cas, à mon avis tout à fait improbable, ou elle dépasserait 100 millions d’habitants au moment de son adhésion, l’Europe comptera alors quelques 500 millions de citoyens, la Turquie ne pourrait seule orienter les décisions de l’Union. En plus il est absurde, pour ne pas dire plus, de soutenir que la Turquie est monolithique, les différents partis turcs feront comme ceux des autres pays : Ils se répartiront entre les différents groupes déjà existants et jouerons le jeu démocratique, les choix européens se feront toujours en fonction du poids respectif des différentes tendances, les proportions de libéraux, de partisans de l’étatisme ou d’une Europe plus sociale en Turquie ne sont pas très différents de ce que l’on peut trouver en France.

La déception des élites turques. Le recul de la francophilie

Une anecdote pour illustrer ce qui va suivre : Je me trouvais à Istanbul lors du 14 juillet 2000 chez un ami commerçant. Mes yeux tombent sur les unes de journaux très populaires : Hürriyet (Liberté) et Milliyet (La Nation) , elles font une large place à la commémoration de la Révolution française et dans les deux journaux, je trouve des encarts de 4 pages consacrés au Siècle des Lumières et à la genèse de l’idée révolutionnaire en France ! Je n’ai jamais vu de tels articles dans la presse quotidienne française ! Il faut savoir que l’idéologie kémaliste s’est grandement inspirée de la France et qu’Atatürk était un lecteur assidu des philosophes du 18e siècle. Les élites turques sont généralement francophiles particulièrement dans les milieux littéraires et le secteur de la presse. Il existe des écoles et universités toujours prestigieuses où l’enseignement est dispensé en Français : St Joseph, St Benoît et bien sur les célèbres lycée et université de Galatasaray. A cause de la francophonie de leurs ex-élèves la langue turque continue à intégrer des mots français leur nombre est estimé à plus de deux mille dans l’ensemble du lexique !
C’est dire que l’attitude de la France est vécue comme une trahison, un reniement, par une partie des intellectuels qui ne comprennent pas le rejet de celle qu’ils considèrent comme l’inspiratrice de la pensée turque contemporaine. Les implications de cette déception ne seront pas perceptibles immédiatement, mais il est évident que le prestige de la France va en être sérieusement écorné et que les choix de l’état et des entrepreneurs turcs finiront par en être très affectés. Pourquoi la Turquie voudrait-elle continuer de nouer des relations avec un pays qui refuse de vous reconnaître comme faisant partie de la même famille ? Et pourquoi la France se refuse-t-elle d’exploiter ce potentiel de sympathie et au lieu de la percevoir comme un danger, de faire de la Turquie une alliée ? Intégré dans l’Union, ce pays pourrait être un ami puissant et nous aider à contre balancer la forte influence des conceptions nordiques en recentrant Europe plus au sud vers son berceau : La Méditerranée.

Il est de l’intérêt de nous tous que l’aboutissement de la marche de la Turquie vers l’Occident soit l’intégration à l’Union Européenne.


Je ne reprendrais pas ici les arguments économiques ou autres que nous avons développés ou recueillis ailleurs [4] . L’Europe est avant tout une construction politique volontariste sur des valeurs communes de paix et de démocratie. La limiter par des considérations géographiques, culturelles, religieuses ou historiques signifie le renoncement aux idéaux de ses fondateurs. Si la plupart des turcosceptiques d’aujourd’hui sont les eurosceptiques d’hier, ça n’a rien d’une coïncidence.
La Turquie est sur le point d’achever sa transition démocratique. Lui supprimer la plus importante de ses motivations maintenant serait une erreur stratégique.
Je ne suis pas naïf, le chemin sera long et semé d’embûches, il faudra vaincre les résistances des conservateurs en Turquie. Les Turcs doivent se convaincre qu’ils sont désormais arrivés au stade ou il va falloir se libérer de la tutelle de l’armée, gardienne de la Révolution kémaliste, que le pays est mûr pour une véritable démocratie. Il est perceptible que beaucoup de Turcs manquent de confiance dans la maturité de leur république. Comment pourrait-il en être autrement quand on vous répète depuis votre tendre enfance que le pays est entouré d’ennemis, et que l’armée est la seule garantie de la survie de la nation turque ?
La situation ressemble à celle vécue par un enfant (n’y voyez rien de péjoratif) qui doit un jour quitter la sécurité du cocon familial pour vivre sa propre vie. Des parents surprotecteurs font tout pour retarder ce moment, mais ce pas décisif doit pourtant être franchi sous peine d’une aliénation dont il sera, le temps passant, de plus en plus difficile de sortir.
La Turquie ne doit pas se figer sur l’orthodoxie kémaliste, il n’est pas question de tuer le père mais de s’affranchir de son autorité. Mustafa Kemal n’a pas souhaité remplacer une oppression par une autre, mais il a installé un pouvoir qui ne devait être qu’une transition avant l’instauration d’une démocratie à l’occidentale. Concrètement, pourquoi la Turquie ne pourrait elle pas se doter d’une nouvelle constitution assujettissant le pouvoir militaire au pouvoir civil ? Elle pourrait très bien le faire en conservant une clause de recours du type de l’Article 16 de notre propre Constitution de 1958. Un article qui fut si longtemps décrié par la gauche mais que finalement celle-ci s’est bien gardé de supprimer quand elle a, à son tour, accédé au pouvoir.
La démocratie est fragile, on a pu s’en apercevoir chez nous en mai 2002, ce n’est jamais un bien acquis définitivement. Comme le feu de nos ancêtres elle doit être préservé et entretenue en permanence sous peine de s’éteindre. On ne peut demander à un pays de supprimer tous ses garde-fous d’un seul coup, d’ailleurs aucun ne l’a encore réellement fait.
Les négociations se sont ouvertes le 3 octobre 2005. Ce jour historique a marqué la reprise d’un long chemin de mise en conformité de la législation et des pratiques civiles et commerciales de la Turquie. A moins d’une catastrophe régionale de moins en moins probable, je suis persuadé que la Turquie peut y parvenir dans un délai raisonnable de 10 à 15 ans. Durant cette période, il conviendra aux deux parties de manifester trop d’impatience et de ne pas montrer d’intransigeance excessive et l’Europe devra éviter de se comporter en suzerain vis à vis d’un vassal qu’elle doit à tout prix soumettre. Ce sera à ce prix seulement que chacun des protagonistes pourra tirer avantage de cette adhésion.
Quand à l’arrogance de la France, qui est en fait celle de ses élites, elle est en totale distorsion avec son comportement de vieille dame qui a peur de tout. Elle a commencé d’agacer même nos partenaires les plus patients. Il y a fort à parier que dans un ensemble futur de plus de 30 pays, avec une économie déclinante et une absence de plus en plus criante de projets, elle soit ramenée à sa vraie place d’ex puissance nostalgique. Sans doute est-ce cela que craignent les souverainistes, comment leur faire comprendre qu’il est trop tard, que la Turquie n’y est pour rien et que notre pays n’a à s’en prendre qu’a lui même ?

Reynald Beaufort
Article paru dans Oluşum / Genèse N° 98 en mars 2006

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Notes

[1Sur M. Del Valle, alias Marc d’Anna, voir Turquie Européenne : http://www.turquieeuropeenne.org/article106.html - 16 août 2004

[2Que voulons-nous faire de nous ? - Stéphane Denis - CHRONIQUE LE FIGARO - 19 octobre 2004

[3Génération Occident De l’extrème-droite à la droite - Frédéric Charpier - Seuil - Janvier 2005

[4Turquie Européenne - Voir l’ensemble du site constitué de documents et d’articles de presse en faveur de l’adhésion d’une Turquie démocratique www.turquieeuropeenne.org

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