Cet émoi collectif a aussi suscité une nouvelle dénonciation de ce qui est parfois un peu abusivement qualifié de crimes d’honneur et une réflexion plus générale sur la place que la société offre aux femmes victimes de violence. Mais ce serait un raccourci pour le moins glissant d’attribuer ce crime à des mentalités traditionnelles supposées indulgentes face à toutes formes de violence commises envers des femmes.
Ce crime odieux n’a rien à voir avec des mentalités traditionnelles
Sur les forums français qui lui ont été consacrés, la malheureuse Pippa n’a pas échappé à l’accusation d’avoir tenté le « diable turc ». En Turquie aussi, la victime d’un viol peut être considérée coupable d’avoir croisé son bourreau, ce qui peut l’inciter à taire une agression subie et dans le pire des cas aller jusqu’à lui coûter la vie. Il arrive encore dans certains milieux que l’affront que constitue un viol pour le groupe conduise à l’assassinat de la victime en même temps qu’à celui de son violeur. Mais même lorsqu’un groupe est particulièrement sourcilleux avec la vertu de ses femmes, il n’exige pas d’une visiteuse étrangère qu’elle se conforme à ses règles. Ainsi une jeune femme originaire du village pourra exceptionnellement recouvrir ses cheveux du foulard qu’elle ne porte plus depuis longtemps quand elle s’y rend en visite. Une amie venue d’Istanbul ou d’ailleurs l’accompagnant, n’envisagerait jamais de devoir l’imiter. Cette dernière pourra même boire de l’alcool avec les hommes le cas échéant. Le village se sentira collectivement responsable de la sécurité de sa misafir (invitée).
Ce crime odieux n’a rien à voir avec des mentalités traditionnelles supposées être rétrogrades et dont il serait le produit. Comme toutes les victimes d’un viol, à Paris, Istanbul ou Urfa, Pippa a eu le malheur de croiser un criminel, et c’est probablement dans l’histoire personnelle de ce dernier que ses avocats, comme dans tout autre pays européen, chercheront à trouver des circonstances atténuantes.
Les sociétés turques traditionnelles sont certes empreintes de machisme, mais elles protègent leurs femmes, quitte à les étouffer et à se défendre du désir qu’elles provoquent sur les hommes. La bonne conduite et la virginité de la fiancée sont le gage que les règles sont respectées et on aurait tort de penser que les femmes dont « la langue peut tuer » se contentent de les subir.
Le violeur leur est détestable à la différence du crime de sang qui peut bénéficier d’une certaine indulgence. En Turquie, où l’Etat et les représentants de l’ordre n’ont jamais été protecteurs pour les individus, le repris de justice n’est pas ostracisé. Il peut susciter au contraire une certaine sympathie. Ainsi dans les films à succès ou les séries télévisées, le mafieux est un personnage récurrent positif qui comme son double, le « super flic », se présente souvent comme protecteur de la gente féminine. On sait dans toutes les prisons du monde, lieux où la virilité est sublimée par excellence, que le macho est un séducteur, pas un violeur.
La société turque n’a jamais été complaisante avec les violeurs. Lors d’une arrestation à la suite d’un viol la police doit fréquemment protéger l’agresseur contre la fureur de la foule. Horrifiés par son crime, les proches du meurtrier de Pippa l’ont renié publiquement. Il a dû être placé en cellule d’isolement de crainte que des co-détenus attentent à sa vie. De même toutes les législations turques ont considéré le viol comme un crime. Et la refonte du code pénal de 2005, qui en fait une atteinte à l’intégrité de la personne, a accentué sa gravité suivant l’exemple de la plupart des Etats membres de l’Union Européenne, dont la France, qui l’ont fait au cours des dernières décennies. La peine dont il est passible a été doublée et un violeur encourt désormais quinze ans de réclusion criminelle, au lieu de sept ans et demi, comme c’était le cas jusqu’alors.
La coutume de l’enlèvement de la fiancée, mariages forcés et mariages d’amour
Une distinction que la justice faisait entre deux types de viol a aussi été supprimée. Ainsi, dans l’ancienne législation , le viol « classique » ayant pour objet la satisfaction brutale d’une pulsion sexuelle, tel celui dont Pippa a été victime, était déjà systématiquement passible d’une peine de réclusion criminelle, comme partout en ailleurs en Europe. Et la réprobation sociale est telle qu’il n’est pas rare que le violeur d’une femme perde la vie dans le cadre d’un crime d’honneur qui bénéficiait, lui, par contre de la mansuétude de la justice jusqu’à cette réforme.
On le distinguait du kiz kaçirma (l’enlèvement de la fiancée). Il s’agit d’une coutume préislamique qui a cours de la Méditerranée orientale jusqu’en Asie centrale et au Caucase [1] et peut recouvrir des réalités multiples : brutale et pouvant parfois aller jusqu’au viol lorsqu’il s’agit de prendre de force une jeune fille que sa famille refuse de »donner« (vermek), ou complice et beaucoup plus fréquente aujourd’hui, lorsque la jeune fille est consentante et que le kiz kaçirma constitue un moyen de contraindre la famille récalcitrante à accepter l’union de deux amoureux. Il y a encore quelques décennies il était en effet peu courant dans les campagnes anatoliennes que l’avis des jeunes filles soit sollicité lorsque leurs parents acceptaient de les »donner". Celui des garçons ne l’était d’ailleurs pas forcément davantage. Le mariage était un acte social qui était l’affaire de la famille, voire du groupe. Actuellement encore, refuser un mariage arrangé peut toujours être considéré comme une atteinte à l’honneur pour certaines familles
Le kiz kaçirma n’a traditionnellement que deux issues possibles : l’acceptation par la famille du fait accompli ou le crime d’honneur. Dans la région d’Urfa ou de Mardin comme dans toute la plaine de Mésopotamie, où les codes régissant l’honneur sont millénaires et n’ont pas uniquement été adoptés par les clans kurdes mais aussi par d’autres populations qui y vivent, aucune forme de kiz kaçirma n’est tolérée. Alors que dans les montagnes kurdes comme ailleurs en Turquie, le kiz kaçirma, pour peu qu’il respecte tout un code et que la virginité de la fiancée soit préservée, est une façon de se marier qui peut comporter des risques, au moins de rupture avec la famille, certes, mais tout à fait admise. Ces codes varient d’un groupe à l’autre. Pour un garçon dont la famille est désargentée, il peut être une façon de se marier sans régler le baslik (argent de la mariée) à la famille de la fiancée. Sa famille à lui pouvant offrir en échange une de ses filles à celle de la fiancée pour se la réconcilier. Ailleurs la famille du ravisseur versera un « prix de l’enlèvement ». A Hakkari, l’été dernier, le « prix standard »(sic) d’un enlèvement avec complicité de la jeune fille s’élevait à 15 000 $ avant d’être l’objet de négociations lors des rencontres entre les représentants des deux familles.
Jusqu’à la réforme de 2005, lorsqu’un kiz kaçirma s’accompagnait d’un viol, une clause prévoyait la suspension de la peine du violeur lorsque sa victime consentait à l’épouser. Cette concession à la coutume n’était pas conçue comme une réparation et encore moins comme une absolution de l’agresseur. C’était à la victime que le choix était laissé entre la condamnation effective pour viol de son agresseur et accepter cette forme particulièrement brutale de mariage forcé. Dans les milieux populaires où la virginité des fiancées reste le plus souvent aujourd’hui encore une exigence implacable et le célibat (kiz kalmak) le pire des outrages, des victimes et leur famille pouvaient se résoudre à cette alternative. D’autant qu’il arrivait, et ce serait le cas de la grand majorité des victimes qui acceptaient une telle union, qu’il s’agisse en fait de kiz kaçirma complice. La perte de la virginité de la jeune fille constituait alors un moyen pour échapper à un mariage forcé. C’étaient ses parents qui se trouvaient ainsi forcés d’accepter cette union, la plainte pour viol étant destinée à laver l’affront que la perte de cette virginité infligeait à leur réputation.
Désormais la justice n’accepte plus de légitimer ces unions forcées. Cette disposition a été abrogée par la réforme de 2005 et tout prévenu condamné pour viol est passible d’une lourde peine. Il arrive que sa victime attende sa libération, mais il est trop tôt encore pour estimer les effets de cette modification de la loi.
Ce sont dans les familles les plus déshéritées où les jeunes filles sont aussi les moins scolarisées que les mariages forcés, souvent précoces restent les plus fréquents. La réforme du code civil en 2001 a pourtant relevé à 18 ans pour les filles comme les garçons l’âge légal du mariage. Mais ces réformes risquent de rester peu efficaces si elles ne sont pas accompagnées de mesures sociales. En effet, il suffit d’une union devant un imam, pour que celle-ci soit reconnue par la communauté.
Le mariage : une union librement consentie
Jusqu’à cette reforme, un viol dans le cadre du mariage n’était pas perçu comme tel. S’il avait lieu à l’occasion d’un kiz kaçirma, il était avant tout considéré par la coutume comme un vol de la virginité de la fiancée, dont le baslik est toujours source d’importantes tractations entre les deux familles lors de mariages traditionnels. Depuis la réforme de 2005, la loi ne le tolère plus non plus entre époux. Elle parachève la réforme du code civil, adoptée en novembre 2001 qui mettait fin à la suprématie de l’homme dans le mariage. Le mariage est désormais pleinement considéré comme une union entre individus libres dont l’intégrité doit être respectée. C’est une conception résolument moderne du couple qu’elle défend dorénavant.
Et c’est celle que défendait déjà la forme la plus répandue de kiz karçirma. Cette tradition millénaire du rapt de la fiancée est depuis longtemps essentiellement utilisée par les amoureux en Turquie, où il est l’image par excellence du mariage romantique, pour obliger la famille à accepter leur union. L’initiative en revient souvent aux femmes, puisque ce sont elles surtout qui s’enfuient (kaçmak) de leur famille, souvent pour se réfugier chez des proches parents du garçon.
A Hakkari où les mariages conclus à la suite d’un kiz kaçirma ont toujours existé, leur fréquence augmente ces dernières années et sont révélateurs sans doute d’une transition vers une conception du mariage qui ne résulterait plus que du choix des fiancés eux-mêmes. Dans le village de Yüksekova, où un jeune homme venait d’enlever sa petite amie, la plus âgée de ces fiancées enlevées a aujourd’hui 105 ans. C’est pendant la première guerre mondiale qu’elle s’était enfuie avec le jeune orphelin que sa famille avait recueilli. Le kiz kaçirma avait rendu possible cette union impossible entre un jeune contrebandier kurde et une jeune fille de la bourgeoisie juive d’Akrê. [2]
A suivre...
Seconde partie : les crimes d’honneur, symptômes d’une société en mutation.