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Europe, une identité démocratique

samedi 11 novembre 2006, par Daniel Cohn-Bendit

« L ’Europe est un continent développé vieillissant qui a besoin de l’immigration. » C’est par cette vérité refoulée, peu avouée par les responsables politiques, que le Premier ministre espagnol, Rodríguez Zapatero, a ouvert sa conférence de presse au Conseil européen de Lahti. Favorable à une approche communautaire pour sortir de l’ « immigration sauvage », il a pris le parti de l’argumentation politique responsable.

Se démarquant des discours sécuritaires en vogue, aucun glissement de sens possible mêlant « immigration », « intégration », « islam », « valeurs »... Langage de bon sens presque émouvant, vu les embrasements pour une histoire de caricatures tournant à l’« affaire d’Etat ». Un pape débarque pour un prétendu dialogue entre les cultures, et c’est le nouveau raz de marée.

Le pire, ce n’est pas le lobbying du pape pour sa propre chapelle, ni son amnésie sur la séparation des pouvoirs temporels et spirituels. L’aberration se situe plutôt dans la ferveur à son secours et ses relais dans la sphère politique. Des soldats en herbe de la foi prêchent déjà le permis et l’interdit, le « politiquement correct » ou non. Dans les traces de Sa Conquérante Sainteté, on cherche à réhabiliter le Dieu judéo-chrétien dans un TCE (projet de traité constitutionnel européen) à l’agonie, on promulgue des lois aberrantes sur la fécondation assistée, on se réfugie dans l’obscurantisme au détriment de la recherche quand les « Ratzinger » de ce monde ne trébuchent pas sur les couples homosexuels ou la Turquie.

Mais pourquoi un pape, ni plus ni moins militant qu’un Jean Paul II marchandant le salut des Africains contre des préservatifs, passe des JT italiens à la une de la presse internationale ? Que le catholicisme, comme toute religion, puisse séduire les hommes n’est pas en soi étonnant. En revanche, qu’une « névrose collective » prenne de telles proportions et imprègne le discours politique, oui. Si l’islamisme n’est autre qu’une forme de totalitarisme politique et même une imposture pour la foi, les tentatives de réhabilitation de la foi catholique dans les affaires de la cité ne sont pas sans analogie.

Mon intention n’est pas de sous-estimer le phénomène religieux ni de le reléguer dans le tréfonds d’un âge révolu. Pour ma part, je dirais simplement que, comme l’art, c’est une des modalités fondamentales de l’expression humaine ; donc une raison suffisante pour que la religion ait sa place dans nos sociétés. Mais une caractéristique diffuse, même importante, n’est pas pour autant une valeur universelle. Sauf pour Benoît XVI à Ratisbonne, qui célèbre le mariage, apparemment contre-nature, entre « raison » et foi chrétienne, revendiquant dans la foulée le statut de science à la théologie ! On croit rêver ! Comme s’il suffisait de jouer sur les acceptions du mot « raison » pour prétendre à la science ou que la reconnaissance « universelle » de Mozart transmuait son art en science...

Car le moment de l’auto-institution de la pensée scientifique n’est pas une révélation. Enracinée dans une logique de non-contradiction, cette pensée est née d’une rupture avec la pensée archaïque fondée sur la logique propre au mythe. Ces deux registres du penser ont su coexister sans qu’on puisse décréter la suprématie de l’un par rapport à l’autre. Si l’on veut vraiment parler du dialogue des cultures, c’est par là qu’il faudrait commencer. En tout cas, ce « schisme » au sein même de la pensée a pu changer le rapport de l’homme au monde pour l’ouvrir aux sciences et techniques. Notre pape a au moins compris combien le mot « science » fait autorité. Et, heureusement, il y a aussi des Fouad Laroui pour nous rappeler de « ne pas mélanger les genres » et citer Pasteur qui « laissait toujours sa foi devant son laboratoire ». Ni la raison ni la foi dans sa valeur intime n’ont donc grand-chose à voir avec les préceptes des « prêtres » islamistes sur les quantités de chair dévoilée tolérables ou les diktats de l’institution catholique en matière de sexualité, d’avortement, de recherche... Même un penseur comme Kant a cru devoir légitimer la peine de mort selon un système strictement rationnel...

Crise identitaire ?

Cette contagion de la ferveur aurait-elle des liens avec la « crise identitaire » ? Confrontés aux changements permanents et rapides de nos économies, de nos sociétés, des technologies, et aux injustices d’une mondialisation difficilement cernable, les esprits peuvent succomber aux vertiges. Comment ne pas voir que la stagnation de la construction européenne, quand elle n’est pas perçue comme le vecteur d’une dérégulation accélérée, laisse abandonnées les terres propices aux pensées réactionnaires ? La nation avait pu fonctionner comme un référent symbolique.

L’Etat-providence a nourri l’espoir d’ascension sociale et le « paradis terrestre » a pu reléguer au second plan le paradis religieux. Mais ce paradis semble à jamais perdu.
Dans un tel contexte socio-politique, l’angoisse finit immanquablement par gagner toute la société et par éroder le terrain identitaire. Question majeure de l’univers du sens, où nous n’avons pas encore trouvé le « chaînon manquant ». D’où la fascination pour les visions passéistes ou les communautarismes, qui, en jouant sur la polarisation des identités, offrent des référents stables. Jusqu’ici, cela n’a jamais été la voie privilégiée au sein de l’Union européenne. De fait, le droit comme critère d’unification et principe régulateur du projet européen est un choix risqué qui manque de consistance quand les interrogations identitaires tournent à la rage. L’« union dans la diversité » est-elle « soutenable » ? Comme la démocratie, qui devra toujours réaffirmer sa légitimité contre les intégrismes politiques et religieux issus ou non des urnes, toute identité ouverte est inconfortable. Le repos de l’esprit n’en appelle cependant pas à l’identité monolithique.

Nous ne partons pas de rien. N’en déplaise au Saint-Père, l’identité européenne ne relève cependant pas d’un eidos religieux. Il a néanmoins visé juste en misant sur les failles de notre ordre symbolique. Un détour habile par un empereur byzantin délégitimant la violence nous amène à la vérité du christianisme et de l’islam. S’opère alors la communion des peuples européens participant d’une « oumma » chrétienne que la raison relie à Dieu, et tant pis pour les pauvres « superstitieux » de ce monde.

Sa Sainteté sans états d’âme a donc cherché le discours susceptible d’entrer en résonance avec les angoisses de notre temps. Les conséquences de son populisme, nous les connaissons. Reprenons donc nos esprits avant toute considération identitaire. Le multiculturalisme de nos sociétés, non réductible au multireligieux, relève du champ identitaire des citoyens de l’UE, dont la construction peut se révéler éclairante. Qui pourrait encore parler de dénaturation de l’UE accueillant les nouvelles démocraties portugaise, grecque et espagnole ? Le pays qui fut aussi celui de Franco et du théoricien de l’Inquisition vaut le détour. Au pays de l’Opus Dei et du consacré Almodóvar, les époux homosexuels accompagnés de leur « progéniture » croisent les amis de Ratzinger, sans guerres civiles. Pur hasard si la lucidité y a prévalu au moment du référendum sur le TCE ?

De quoi s’interroger sur les différentes attitudes face à la réunification de notre continent qu’un rideau de fer défigurait. Sans parler des déraillements sur l’adhésion possible de la Turquie. Là aussi, aucune réponse sans faille prête à être ingérée. Prenons garde à la tentation d’une nouvelle métaphysique culturaliste dans le débat sur la capacité dite « d’absorption » de l’UE. Un écueil qu’ont évité les pères fondateurs, sans s’empêcher d’inscrire la construction européenne dans la liberté et le pluralisme. Pour paraphraser Hannah Arendt, l’humain s’affirme dans et par le politique et se renie dans et par l’obscurantisme.

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