En juillet 1998, la police turque l’arrête et exige d’elle les noms de la soixantaine de militants kurdes qu’elle a récemment interviewés dans le cadre d’un projet d’histoire orale de la guerre au Kurdistan. Pinar ne donnera pas ces noms. La raison de ce refus est simple. Elle ne veut pas bafouer l’une des règles fondamentales de la déontologie scientifique des sociologues : le respect de l’anonymat des enquêtés. Pour ne pas trahir la confiance de ceux qui ont accepté de répondre à ses questions, pour ne pas être celle qui les mettra en danger, elle va durant sept jours endurer la torture : coups, électrocutions, torture par suspension dite du « crochet palestinien », etc.
Le procureur de la Cour de Sûreté de l’État l’accuse alors d’être membre du PKK, puis - quelques semaines plus tard - d’être responsable d’un attentat qui n’existe pas : l’explosion du 19 juillet 1998 sur le Marché aux épices d’Istanbul, dont les experts ont très tôt établi qu’elle fut causée par une fuite de gaz. Qu’importe pour la justice turque, qui maintient l’accusation et s’acharnera sur Pinar Selek pendant quinze ans. Libérée en 2000, après deux ans et demi d’emprisonnement, Pinar est acquittée par le tribunal en 2006, en 2008 et en 2011. Mais l’innocence prouvée est immédiatement contestée par le pouvoir turc. Le procureur – qui requiert au nom de l’État – fait appel de chaque acquittement.
On aurait pu penser que l’acmé de cet acharnement politique et judiciaire avait été atteint le 22 novembre 2012. La 12e cour criminelle d’Istanbul, qui avait par trois fois acquitté Pinar, annula ce jour-là son propre arrêt d’acquittement du 9 février 2011 pour vice de forme. C’était un revirement incompréhensible (même s’il est vrai que le président titulaire du tribunal n’avait pas siégé, étant en congé maladie...). Mais surtout, c’était une décision infondée en droit puisque la 12e cour s’est ainsi substituée à la Cour suprême. Qu’importe, encore une fois, pour l’appareil judiciaire turc. Lors de l’audience suivante du 13 décembre les mêmes chefs d’inculpation ont été repris à l’encontre de Pinar Selek, et la même peine requise : la perpétuité ; pour un attentat qui n’a jamais existé.
On attendait donc beaucoup de l’audience de ce jeudi 24 janvier 2013, qui aurait pu être le dernier chapitre d’une persécution qui dure depuis quinze ans. On attendait le retour au respect de la procédure pénale, le retour au droit à un procès juste et équitable, le retour à la vérité de l’innocence jusque-là scandaleusement déniée par les procureurs de l’État turc, le retour à une vie normale pour Pinar, auprès des siens, au bord du Bosphore.
Mais la Cour en a décidé autrement : par deux voix contre une (le président titulaire, empêché en novembre, siégeant de nouveau), elle a condamné Pinar Selek à la prison à vie, dont 36 ans de période de sûreté, et a délivré un mandat d’arrêt à son encontre. De fait, puisqu’il ne fait aucun doute que la France – où Pinar vit aujourd’hui – protègera cette chercheuse, il s’agit d’une condamnation à l’exil, et au danger perpétuel d’être rattrapée par un système arbitraire et violent.
Pinar Selek n’est pas la seule à avoir payé très cher sa volonté de comprendre les mécanismes de l’exclusion de ceux qui sont désignés comme des « minorités » au sein de la société turque, à avoir voulu faire connaître la situation de ces populations, à s’être engagée auprès d’elles. On ne compte plus les chercheurs, les journalistes, les avocats, les écrivains intimidés et poursuivis pour des faits semblables, et plusieurs dizaines d’entre eux croupissent aujourd’hui en prison. Son cas est néanmoins emblématique et on pourrait bien sûr en faire une analyse sociologique. Une fraction dominante au sein de l’Etat turc et exerçant de fortes pressions sur l’appareil judiciaire - conservateurs kémalistes et ultranationalistes opportunément réconciliés - ne peut accepter la faute originelle de Pinar : celle d’une jeune femme turque, qui plus est issue d’une famille aisée, s’intéressant scientifiquement et en toute indépendance intellectuelle au sort des plus déshérités, des minorités sexuelles les plus stigmatisées, et à la question kurde.
Mais il est un moment où l’objectivation et la distanciation, continûment nécessaires, ne suffisent plus. Les collègues de Pinar à l’Université de Strasbourg, les sociologues en France, en Europe et au niveau mondial, et la communauté scientifique internationale n’acceptent pas que l’on condamne Pinar Selek pour crime de sociologie. Aussi, nous appelons à la constitution dans les différentes universités et centres de recherche de comités « Pinar Selek pour la liberté de la recherche », afin d’obtenir de la Turquie qu’elle mette fin à cette mascarade judiciaire et établisse clairement, comme l’a déjà fait sa justice par trois fois, l’innocence de cette chercheuse. C’est un combat pour Pinar, c’est un combat pour la liberté de recherche garantie par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
- Michael Burawoy, président de l’Association internationale de sociologie (AIS/ISA) ;
- Pekka Sulkunen, président de l’Association européenne de sociologie (ESA) ;
- Didier Vrancken, président de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) ;
- Didier Demazière, président de l’Association française de sociologie, et l’ensemble du Comité exécutif de l’AFS ;
- Laurent Willemez, président de l’Association des sociologues enseignant-e-s du supérieur (ASES) ;
- Olivier Martin, président de la Section « Sociologie, démographie » du Conseil national des universités (CNU) ;
- Philippe Coulangeon, président de la Section « Sociologie et sciences du droit » du Comité national de la recherche scientifique (CNRS) ;
- Christophe Jaffrelot, président de la Section « Politique, pouvoir, organisation » du Comité national de la recherche scientifique (CNRS) ;
- Michel Wieviorka, administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH) et ancien président de l’Association internationale de sociologie (2006-2010) ;
- Les membres du Comité de soutien à Pinar Selek à l’Université de Strasbourg